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Eléments pour une théorie du patrimoine culturel immatériel

Ahmed Skounti

Anthropologue, INSAP

 

Résumé :

La patrimonialisation, notamment en matière de culture immatérielle, présente deux implications majeures. D’un côté, elle introduit une distorsion entre celui-ci et la localité (et la société) qui lui a donné naissance. Le patrimoine se déterritorialise, peut se reproduire à n’importe quel endroit de la planète, même en gardant un lien avec son origine spatiale. D’un autre côté, la production de patrimoine culturel immatériel passe nécessairement par le sacrifice de quelque chose : il devient autre, y compris et surtout pour ceux qui le détiennent et le performent. Ces deux dimensions, l’une extrinsèque, l’autre intrinsèque, participent de la rencontre du global et du local, l’un définissant l’autre et vice versa. Il se crée ainsi une sorte d’illusion authentique », véritable fondement du processus de patrimonialisation.

Introduction

Jamais l‘humanité ne s‘est mobilisée avec autant d‘ardeur pour préserver l‘héritage du passé qu‘en ces temps incertains qui marquent un tournant majeur dans son histoire, notamment au regard des contacts à grande échelle entre sociétés et l‘exploitation effrénée et consumériste des ressources. Cette prise de conscience a un préalable : le changement des modalités et des mécanismes de « production de la localité » (Appadurai 1996). Elle a aussi un prix : c‘est au moment où tout ou presque s‘écroule alentour que les humains, paniqués, recherchent des repères, des bornes pour amarrer leur destin pris dans la tourmente. De là naît la production du patrimoine, qu‘il s‘agisse de sites, d‘objets, de pratiques ou d‘idées ; production qui peut parfaitement être assimilée à une « invention de la tradition » (Hobsbawm & Ranger 1983).

Or, l‘acquisition du statut de patrimoine, notamment immatériel, présente deux implications majeures. D‘un côté, elle introduit une distorsion entre celui-ci et la localité (et la société) qui lui a donné naissance. Il se déterritorialise, peut se reproduire à n‘importe quel endroit de la planète, même en gardant un lien avec son origine spatiale. La mobilité des gens et la marchandisation de la culture l‘introduisent dans des circuits mondiaux désormais sub-planétaires ou planétaires. La dimension virtuelle de l‘Internet accentue aujourd‘hui encore davantage la déterritorialisation d‘éléments culturels patrimoniaux. D‘un autre côté, la production de patrimoine culturel immatériel passe nécessairement par le sacrifice de quelque chose de ce qui fait les faits culturels devenus ainsi patrimoines ; ils ne sont et ne peuvent plus être les mêmes ; ils deviennent autres, y compris et surtout pour ceux qui les détiennent et les performent. Ces deux dimensions, l‘une extrinsèque, l‘autre intrinsèque, participent de la rencontre du global et du local, l‘un définissant l‘autre et vice versa. Il se crée ainsi une sorte d‘ « illusion authentique », véritable fondement du processus de patrimonialisation (Skounti 2009).

C‘est dans ce contexte où l‘action d‘identification des acteurs locaux se conjugue au travail de normalisation entrepris, notamment par l‘UNESCO, qu‘intervient la reconnaissance du patrimoine culturel immatériel. Ses enjeux locaux et trans-locaux sont multiples et n‘ont pas encore fait l‘objet d‘un examen attentif. Le présent article compte y contribuer en remontant aux origines de la prise en charge du domaine du patrimoine, aussi bien au niveau local qu‘international. Il s‘agira de retracer les étapes majeures du processus d‘identification, de reconnaissance et de « visibilisation » d‘éléments culturels qui acquièrent désormais le  double statut  de  marqueur  identitaire  pour  les communautés locales et de patrimoine de l‘humanité. Ma participation à la rédaction de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de 2003 et mon implication au niveau local, au Maroc, dans la définition du patrimoine immatériel national, seront mises à contribution. Ce va-et- vient entre le local et le global soumis à une analyse critique constructive permettra autant que faire se peut, une compréhension de la mise en place et du fonctionnement du processus de patrimonialisation à petite et à grande échelle.

La production du patrimoine culturel immateriel

Ce que nous considérons aujourd‘hui comme patrimoine ne l‘est pas d‘emblée ; il le devient par le truchement de facteurs divers et variés. Il n‘est pas un « donné » dès le départ ; il fait l‘objet d‘une production à laquelle président de multiples enjeux. C‘est la raison pour laquelle, des chercheurs comme Regina Bendix (2009 : 255) pensent que « le patrimoine culturel n‘existe pas, il est fabriqué. » Cette construction du patrimoine qui donne parfois lieu à un véritable culte, nourrit une grande nostalgie ou exacerbe les identités, voire des formes de chauvinisme pouvant alimenter ou provoquer des conflits a entraîné une suspicion chez certains chercheurs à l‘image de David Lowenthal (1996 : ix) et sa célèbre formule :

« soudain, le patrimoine culturel est partout. » Mais sans aller jusqu‘à rejeter un processus, certes complexe, mais à l‘œuvre dans les différentes sociétés humaines d‘aujourd‘hui, voyons en quoi consiste ce patrimoine dans son versant immatériel.

Du patrimoine, James Clifford (2007 : 94) a donné la meilleure définition en ces termes : « le patrimoine est une tradition consciente d‘elle-même». Il est l‘objet d‘enjeux multiples. Des enjeux économiques d‘abord liés aux retombées escomptées de sa prise en charge : création d‘entreprises et d‘emplois, investissements, tourisme, devises, etc. Enjeux politiques ensuite puisque le patrimoine (au sens large) est mis à contribution lors des élections, attisant une compétition entre groupes et individus pour l‘occupation de parcelles de pouvoir équivalentes au poids économique réel ou supposé des uns et des autres. Enjeux sociaux aussi qui réfèrent à la recherche par ces mêmes groupes et individus de prestige social, de ‗notabilisation‘ et de capital symbolique tout à la fois. Enjeux culturels, enfin, qui résident dans l‘affirmation d‘une identité forte, homogène, immuable, parfois instrumentalisée pour mobiliser les gens.

 Le patrimoine est, à première vue, intimement lié à un territoire, à une localité et à une communauté qui l‘occupe. Mais le patrimoine immatériel diffère du patrimoine matériel en ce sens que le premier se situe dans la localité au propre comme au figuré tandis que le second compte la localité comme dimension sans qu‘il y soit assujetti de manière définitive et durable. La complexité du monde contemporain se manifeste à travers des ressources déterritorialisées, la multiplication des réseaux ‗translocaux‘ et transnationaux (Appadurai 2005(1996)).

Elle se manifeste également à travers la multiplication des associations d‘individus, l‘importance grandissante des flux migratoires, l‘intervention à distance des cadres issus de localités lointaines, les canaux de la coopération internationale et la montée en puissance de l‘activité touristique Le local est dès lors fortement mis à mal, dépassé par la désuétude de la communauté locale bien réelle au profit d‘une autre virtuelle. Celle-ci se compose des individus aux ressources désormais dépendant plus de l‘extérieur que de l‘intérieur de la localité, reliés à d‘autres individus par d‘innombrables réseaux de relations.

Le local signifie ici un territoire approprié autant individuellement que collectivement par une communauté. Repère tangible et assise matérielle tout à la fois, il est mobilisé par des stratégies qui, sous couvert d‘une idéologie de la synergie, se présentent sous un aspect individuel bien réel. Le patrimoine qu‘il recèle, aussi bien matériel qu‘immatériel, revêt un intérêt capital pour les pouvoirs publics comme pour les groupes et les individus. Par son abandon ou sa reconnaissance, par sa destruction ou sa protection, ils lui attribuent une importance certaine dans la construction de projets sociaux parfois antinomiques.

L‘acquisition du statut de patrimoine culturel immatériel introduit une distorsion entre celui-ci et la localité ainsi que la société qui lui a donné naissance.

Il se déterritorialise en quelque sorte, perd ses attaches matérielles pour mieux survivre. A diverses échelles, il renonce, du moins en partie, à son enracinement territorial. L‘Internet participe aujourd‘hui de cette déterritorialisation du patrimoine, de sa « virtualisation ». On ne compte plus les sites amateurs ou professionnels, informels ou officiels, les blogs et autres pages personnelles qui donnent une visibilité certaine à des formes de patrimoine culturel immatériel jusque-là inaccessibles au grand nombre. Mais toutes les composantes du patrimoine culturel immatériel n‘ont pas le même cheminement ni le même destin. Les politiques des Etats y sont pour beaucoup en produisant très souvent des hiérarchies, en privilégiant certains types au détriment d‘autres, souvent appartenant à des groupes minoritaires ou minorés. Les critères politiques priment souvent dans un domaine où l‘expertise a fait défaut des décennies durant, y compris au niveau international. Il suffit de rappeler ici qu‘il s‘est écoulé une génération entre l‘adoption par l‘UNESCO de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (1972) et celle de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (2003). Le retard pris dans la reconnaissance et la sauvegarde du patrimoine immatériel concerne non pas seulement les Etats mais l‘humanité tout entière.

La production de patrimoine culturel immatériel est aussi une sorte de processus de « recyclage » de certains faits culturels devenus ainsi patrimoines. Autrefois abandonnés à leur sort, se transformant ou disparaissant, aujourd‘hui, ils font parfois l‘objet d‘une grande sollicitude. Or, les acteurs individuels ou institutionnels engagés dans ce travail d‘identification et de reconnaissance ont l‘intime conviction qu‘ils contribuent à préserver tels quels nombre de formes d‘expression culturelle vivantes ou menacées de disparition. Ils ont cette impression d‘œuvrer à la longévité d‘éléments dont la fonction initiale s‘est essoufflée. Faute de leur en inventer une nouvelle, ils courent le risque de disparaître. Mais, ce dont ces acteurs ne se doutent pas, c‘est que ces éléments du patrimoine culturel immatériel ne sont et ne peuvent plus être les mêmes ; ils deviennent autres, y compris pour ceux qui les détiennent et les performent. Leur survie est tributaire du sacrifice de quelque chose de ce qui fait leur « authenticité » supposée. Le fait de les considérer comme un patrimoine introduit en leur sein une dimension nouvelle jusque-là insoupçonnée. Les acteurs ont ainsi la conviction qu‘ils sont « authentiques », fidèles à eux-mêmes, se produisant comme ils l‘ont toujours fait, hors du temps. Mais, ce n‘est là qu‘une « illusion authentique ». Celle-ci est pourtant nécessaire; elle est même à la base du processus de patrimonialisation. La croyance en « l‘authenticité » de l‘élément du patrimoine culturel immatériel, son enracinement dans un temps immémorial, son immuabilité, justifient et renforcent l‘engagement et l‘action des acteurs. Dans son expression paroxystique, l‘illusion authentique frise une « invention de la tradition » (Hobsbawm & Ranger 1983). Nombre de manifestations culturelles aujourd‘hui se présentent sous cet aspect donnant aux individus, aux groupes et aux sociétés la conviction forte de revivre ou de perpétuer une tradition bien enracinée. Les régimes politiques font évidemment de ces constructions un usage parfois démesuré grâce au monopole des médias.

D‘un autre côté, il n'y a pas un patrimoine culturel immatériel. Il y a un éventail large de patrimoines immatériels: cela va de la dimension immatérielle d'un patrimoine matériel (site, monument, objet) à l'élément le plus intangible (conte, poème, chanson, note musicale, prière, odeur, parfum, etc.). Encore que l'immatérialité pure est une fiction : l'immatériel, en effet, existe-t-il? Car, il y a à l'évidence une dimension matérielle dans tout élément de patrimoine immatériel: le cerveau et le corps humains qui le détiennent, le livre qui en garde une trace, le support audio ou audiovisuel qui en préserve le son ou le son et l'image. Sans cette dimension matérielle, l'élément ne saurait être partagé, ne saurait exister. Pour en prendre à la fois connaissance et conscience, nous avons besoin, en tant qu'êtres humains, de cette dimension matérielle. Nous avons besoin de le situer par un de nos sens: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, selon son degré de matérialité ou d'immatérialité.

Le patrimoine culturel immatériel est à la fois fragile et résistant. Contrairement au patrimoine matériel qui peut être détruit en un rien de temps (les Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan, par exemple), le patrimoine immatériel survit plus longtemps. En celà ,sa longévité dépasse de loin celle des individus qui le portent, ses supports. Même dans la longue durée, transcendant les générations d‘individus qui le transmettent les unes aux autres, il ne disparaît pas tout à fait ni purement et simplement. Au contraire, il se transforme, s'adapte, se cache (parfois pour mieux rebondir), se rétrécit ou se dilate selon les circonstances, éparpille les micro-éléments qui le composent dans les corps des nouveaux traits culturels qui arrivent, etc.

La transcendance des éléments du patrimoine immatériel par rapport aux individus leur permet d'avoir une longévité plus grande. Ils passent d'une génération à l'autre comme les gènes passent des ascendants aux descendants. La transmission d'individu à individu est quasiment symétrique à la transmission des gènes. Elle est même parfois assimilée à celle-ci: le meilleur enfant que l'on puisse avoir est celui qui nous ressemble en tous points, y compris dans ce que nous maîtrisons le plus, notre savoir ou savoir-faire1.

Mais cette sublimation du même sait aussi fabriquer du différent aux moments des grandes transitions culturelles: l'artisan dira à son fils tout l'intérêt qu'il a à suivre une scolarité à la fois en rupture avec le mode de transmission du père, avec le savoir transmis et très probablement aussi avec son métier. Rupture dans la continuité ou continuité dans la rupture, c'est aussi l'une des modalités d'adaptation, de survie ou de disparition volontaire ou involontaire du patrimoine immatériel.

Le temps est une autre dimension non moins importante du patrimoine culturel immatériel. Il semble le même sans jamais l'être tout à fait à deux moments, même très rapprochés, de son histoire. Il est changeant, fluide, n'est jamais performé de la même manière. Il est à la fois semblable à lui-même et différent de lui-même. Et c'est cela qui fait son essence, son unité, sa spécificité. Quand à son authenticité, c'est de ne pas en avoir une qui le caractérise. Sa « re-création » permanente (pour reprendre un terme utilisé par la Convention de 2003, art.2), son inscription différenciée dans la culture du groupe ou de la société, ayant diverses significations pour chacun et tous, font qu'il est réfractaire à une notion d'authenticité conçue comme enracinement, fidélité, fixité2. Lorsqu‘il s‘agit, aujourd‘hui, de le fixer sur un support matériel (iconographique, textuel, audiovisuel, numérique), on n‘en garde qu‘une copie à un temps T, car nous ne pouvons deviner les formes qu‘il a prises ni présager de celles qu‘il prendra au fil du temps. Et ces différents visages de l‘œuvre, passés et futurs, nous échapperons peut-être à jamais. Mieux encore, nous verrions bien l‘œuvre (note de musique, chant, danse, morceau littéraire, rite, etc.), mais nous ne connaîtrions peut-être jamais le processus de création, notamment d‘une œuvre collective comme c‘est souvent le cas dans les communautés traditionnelles.

Enfin, les formes contemporaines de « la sensibilité patrimoniale » (Candau 2005 : 118) sont différentes de l‘attachement ancien aux objets, reliques, images ou édifices des ancêtres. Ce ci est aussi valable des éléments du patrimoine culturel immatériel. C‘est à la fois une différence d‘échelle par l‘ampleur du phénomène ces dernières décennies et une différence de nature par les motivations qui la suscitent et les enjeux qui la caractérisent. Une différence d‘échelle compte tenu de l‘engouement que l‘héritage du passé suscite aujourd‘hui à travers le monde, du village le plus enclavé aux bureaux feutrés de l‘UNESCO ! Une différence de nature en raison de l‘intrusion de l‘altérité à grande échelle dans les rapports des sociétés et des cultures, amenant celles-ci à œuvrer pour la préservation d‘une distinction vis-à-vis des autres et d‘une mise à profit des éléments patrimoniaux dans les politiques de développement en direction du tourisme par exemple.

Les écueils d‘identification, de sauvegarde et de promotion du patrimoine culturel immatériel soulignés brièvement dans ce qui précède n‘ont pas empêché les Etats et les organisations internationales de s‘intéresser à cette problématique épineuse. Je m‘intéresserai dans les lignes qui suivent à un niveau macro, celui de l‘action normative de l‘UNESCO. Je me pencherai ensuite, à un niveau micro, sur des exemples marocains pour montrer toute la difficulté, mais aussi tout l‘intérêt d‘une telle réflexion conjuguée aux défis de l‘action.

Du matériel a l’immatériel : un chemin semé d’embûches

La réflexion sur les modalités, les mécanismes et les politiques de sauvegarde de ce que nous appelons aujourd‘hui le patrimoine culturel immatériel remonte au moment même de l‘adoption par la Conférence générale de l‘UNESCO de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (Paris, 1972). Des voix se sont alors élevées pour attirer l‘attention sur la nécessité d‘accorder à l‘héritage intangible de l‘humanité l‘intérêt qu‘il mérite. La monumentalité, dérive majeure de la Convention de 1972, a très tôt été pointée du doigt car, du point de vue d‘un nombre important des Etats du Tiers-monde, elle favorisait les Etats industriels, notamment d‘Europe occidentale3 . La Liste du patrimoine mondial reflète, du reste, ce que, dans un contexte français, on a appelé à juste titre l‘« abus monumental ».

Il faudra attendre la deuxième moitié des années 1980 pour que la réflexion aboutisse timidement à un document important mais à la portée bien limitée. La Recommandation pour la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire est adoptée le 15 novembre 1989 par la Conférence générale de l'UNESCO réunie à Paris lors de sa vingt-cinquième session. Deux observations s‘imposent au sujet de cette recommandation : l‘une d‘ordre conceptuel, l‘autre d‘ordre juridique. La première concerne la notion de « culture traditionnelle et populaire ». Les notions de « patrimoine oral » et a fortiori de « patrimoine culturel immatériel » n‘étaient pas encore consacrées. La recommandation a donc utilisé cette notion de « culture traditionnelle et populaire » où les épithètes reflètent l‘état des connaissances en matière de sciences humaines et sociales à l‘époque : une difficulté à élargir la notion de patrimoine pour embrasser le versant immatériel de la culture d‘une part et la hiérarchisation des éléments qui composent la culture entre « éléments élitistes », transmis par l‘éducation formelle et « éléments populaires » basés sur l‘oralité. La seconde observation est relative au statut juridique de la Recommandation. Celle-ci est définie par l‘UNESCO comme des instruments par lesquels :

« la Conférence générale formule les principes directeurs et les normes destinés à réglementer internationalement une question et invite les États membres à adopter sous forme de loi nationale ou autrement, suivant les particularités des questions traitées et les dispositions constitutionnelles respectives des différents États, des mesures en vue de donner effet dans les territoires sous leur juridiction aux principes et normes formulés ».

Les normes ainsi édictées sont recommandées aux Etats membres et ne font pas l‘objet d‘une ratification. Bien qu‘elle présente un aspect souple et flexible, la recommandation n‘a donc pas de caractère contraignant pour les Etats.

La Recommandation de 1989 donne le cadre général d'identification et de conservation de cette forme de patrimoine appelée alors « culture traditionnelle et populaire ». D‘autant plus que la préservation de l‘héritage intangible posait des problèmes méthodologiques et épistémologiques non encore élucidés et qui sont encore largement posés aujourd‘hui malgré le chemin parcouru. Sa protection soulève des aspects juridiques complexes, tels la notion de "propriété intellectuelle" applicable à ce domaine, mais aussi la protection des informateurs, des collecteurs et du matériel recueilli. Enfin, la Recommandation expose un certain nombre de mesures pour assurer, grâce à la coopération internationale, la préservation des expressions de la culture traditionnelle et populaire.

Cependant, la Recommandation a vite montré ses limites. N‘ayant pas la force contraignante d‘un instrument normatif de type convention, elle a eu peu d‘effets sur la préservation du patrimoine culturel immatériel de l‘humanité. Il faut dire que l‘expertise en la matière fit défaut aussi bien aux professionnels des Etats membres qu‘aux experts de l‘UNESCO. L‘organisation onusienne a, par conséquent, entrepris plusieurs actions en faveur de cette forme de patrimoine culturel. Faisant suite à ces activités, à l'initiative de l'écrivain espagnol établi au Maroc, Juan Goytisolo et d'intellectuels marocains, la Division du patrimoine culturel de l'UNESCO et la Commission nationale marocaine pour l'UNESCO ont organisé une consultation internationale d'experts sur la préservation des espaces culturels, qui s'est tenue à Marrakech en juin 1997. C'est à cette réunion que l'on a défini un nouveau concept d'anthropologie culturelle: le patrimoine oral de l'humanité. Il a été notamment recommandé qu'une distinction internationale devait être créée par l'UNESCO pour mettre en valeur les « chefs-d'œuvre » de ce type de patrimoine. Dans la suite de cette réunion, les autorités marocaines, appuyées par de nombreux Etats membres, ont soumis un projet de résolution qui a été adopté par la Conférence générale à sa 29e session. Conformément à cette résolution ce point a été débattu par le Conseil exécutif de l'UNESCO lors de deux sessions consécutives (154e et 155e sessions). En novembre 1999, le Conseil exécutif a décidé la création d'une distinction internationale intitulée Proclamation par l'UNESCO des chef-d’œuvres du patrimoine oral et immatériel de l'humanité6désormais Proclamation).

En préparant le dossier de candidature à la première Proclamation des Chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité de la Place Jemaâ el Fna en 2000-2001 et celui de la candidature du Moussem de Tan-Tan à la troisième en 2004-20057, j‘ai pu prendre conscience sur le terrain de la complexité de notions élaborées par les experts de l‘Unesco une fois confrontées à une réalité locale.

Dans le dossier de candidature, sous la rubrique Justification de la candidature un point est spécifiquement dédié à l‘examen analytique du patrimoine considéré comme un chef-d’œuvre du génie créateur humain. Qu‘est-ce donc qu‘un chef- d‘œuvre ? Le Muséum d‘histoire naturelle de Lyon a interrogé la notion en lui dédiant une exposition en 2002. Ses concepteurs posent des questions en apparence simples : « peut-on définir un chef-d‘oeuvre ? Comment le reconnaît-on ? Pourquoi un objet devient-il un chef-d‘oeuvre ? »8. Sans jamais y répondre, ils invitent le visiteur à trouver lui-même sa réponse en toute liberté. L‘exposition fait se côtoyer des objets aussi différents qu‘une statue inuit contemporaine, un siège de Formule 1 ou une sculpture égyptienne en calcaire noir datant du Ve siècle avant J.- C.

La notion est donc toute subjective et il serait vain de vouloir en proposer une définition consensuelle. C‘est ce qui explique sa remise en cause par certains représentants des Etats membres de l‘Unesco dès 2001, date de la première proclamation. Ils pointèrent du doigt son caractère élitiste, dans un domaine où les critères de distinction de telle ou telle expression culturelle sont matière de goût ou de position sociale plutôt qu‘inhérents à l‘essence même de celle-ci. Cela revenait à dire que la distinction de tel ou tel patrimoine immatériel est une décision éminemment politique. Là aussi, à voir la liste de la première comme de la deuxième proclamation, l‘on est en droit de se demander comment l‘interprétation des critères adoptés par les membres du jury mis en place par le directeur général de l‘UNESCO permet de monter de l‘identification locale (sur le terrain) à la distinction internationale (la proclamation), en passant par la reconnaissance nationale (décision de préparation de la candidature). L‘exercice est ardu et on comprend bien que le jury doive invoquer, en plus de critères liés au contenu du patrimoine considéré, d‘autres critères comme l‘excellence de sa mise en œuvre, son enracinement dans une « tradition » culturelle, et d‘autres liés à la stratégie de sa sauvegarde telle qu‘elle est définie dans le plan d‘action prévu par les documents de la Proclamation.

La remise en cause de la notion de « chef-d‘oeuvre », entre autres raisons qu‘il serait long d‘exposer ici9 a abouti à la préparation d‘un nouvel instrument international. A sa 31ème session tenue en 2001, la Conférence générale de l‘Unesco décida donc qu‘un instrument normatif à caractère contraignant devait être élaboré par l‘organisation. Elle invita le Directeur général à lui soumettre un rapport sur la situation du patrimoine culturel immatériel ainsi qu‘un avant-projet de convention internationale (résolution 31 C/30 du 2 novembre 2001). A sa 164e session, le Conseil exécutif décida d‘inviter « le Directeur général à convoquer une ou plusieurs réunions intergouvernementales d‘experts (…) dont la première aurait lieu en septembre 2002, afin de définir le champ de l‘avant-projet de convention internationale et de faire avancer les travaux sur ce texte. » (Décision 164 EX/3.5.2, mai 2002).

Trois sessions de la réunion intergouvernementale d‘experts se sont tenues au siège de l‘Unesco, la première du 23 au 27 septembre 2002, la deuxième du 24 février au 1er mars 2003 et la troisième du 2 au 14 juin 2003. Je pris part au nom du gouvernement marocain aux première et troisième réunions10. Ces trois sessions ont permis de produire un avant-projet de Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’humanité qui, présenté à la 32ème session de la Conférence générale de l‘organisation en octobre 2003, a été adopté. Le processus d‘élaboration de la convention, les problématiques et les enjeux qui lui sont attachés ont fait l‘objet d‘un colloque international tenu à Assilah, au Maroc, en Août 2003, peu de temps avant son adoption par la Conférence générale de l‘UNESCO en octobre de la même année (Internationale de l‘Imaginaire, 2004). Le texte né de débats intenses, parfois houleux mais toujours constructifs, innove par rapport à la Recommandation de 1989 et à la Proclamation de 1999 sur plusieurs points dont les principaux sont :

•          le caractère de convention en fait un instrument contraignant pour les Etats membres appelés à le ratifier ;

•          l‘abandon de la notion controversée de « chef-d‘œuvre » au profit de celle plus appropriée de « patrimoine culturel immatériel » ;

•          l‘établissement            d‘inventaires   nationaux        comme            base     de        la constitution d‘une liste du patrimoine culturel immatériel ;

•          la mise en place d‘un financement par l‘UNESCO pour la mise en œuvre de la convention.

En définitive, il s‘est écoulé une quinzaine d‘années entre la Recommandation pour la sauvegarde de la culture traditionnelle de 1989 et la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de 2003. Elles ont été marquées par une évolution conceptuelle, un changement méthodologique et une approche plus volontariste. Mais il est tout de même curieux de relever que le résultat in fine ne s‘éloigne guère, sur un plan formel, de l‘esprit de la Convention du patrimoine mondial de 1972. Pourquoi a-t-on attendu si longtemps si nous devions adopter un instrument normatif international qui s‘inspire de cette convention déjà vieille de plus d‘une génération ? D‘ailleurs, force est de constater que l‘esprit de la Convention de 1972 planait sur les travaux de rédaction de la

Convention de 2003. Les experts qui ont participé aux débats en 2002-2003 l‘avaient tous en tête même si l‘on se défendait toujours d‘en faire une source d‘inspiration arguant que les deux domaines respectifs des deux textes sont différents et requéraient des approches distinctes. Mais l‘argument ne faisait que rappeler implicitement, les liens étroits entre patrimoine matériel et patrimoine immatériel.

Conclusion

Le patrimoine culturel immatériel est devenu, ces derniers temps, un enjeu majeur dans la construction des identités locales, régionales et nationales. L‘UNESCO a relayé ce souci au niveau international en essayant de trouver le moyen le plus à même d‘en assurer la sauvegarde. La Recommandation pour la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire adoptée en 1989 a vite montré ses limites. On s‘est alors progressivement acheminé vers le programme de la Proclamation des Chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité mis en place en 1999. Bien que le programme a permis d‘amorcer le débat sur la question en donnant lieu à trois proclamations totalisant 90 éléments du patrimoine immatériel identifié et reconnu, il a pêché par l‘utilisation du concept contesté de « chef-d‘œuvre » ainsi que par son caractère non contraignant pour les Etats membres. L‘UNESCO a donc entrepris la préparation d‘un nouvel instrument normatif, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’humanité adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2006.

L‘action normative de l‘UNESCO vise à accompagner et aider les Etats membres et les communautés détentrices du patrimoine culturel immatériel à sauvegarder leur héritage qui devient de facto celui de toute l‘humanité. Cela s‘inscrit dans un processus de patrimonialisation en marche ou parfois le déclenche ou l‘alimente. Les difficultés socio-économiques et les changements culturels auxquels font face les communautés et les groupes exacerbent un malaise souterrain, confus et angoissant à la fois. Mais ce détachement progressif de ce que l‘on considérait jusque-là comme étant son identité propre devient lui-même motivation pour une quête de soi. Une quête, certes toujours inachevée, mais qui alimente de nouveaux espoirs, parfois de nouvelles illusions. Ce qui dans la culture (au sens anthropologique) demandait à être investi de nouvelles fonctions, sous peine de disparaître, est alors perçu comme un patrimoine culturel digne d‘être sauvegardé. En agissant ainsi, les acteurs, quels qu‘ils soient, s‘inscrivent dans un temps patrimonial qui nourrit une compétition rude aux enjeux multiples. L‘illusion authentique provient du fait qu‘ils sont convaincus de s‘approprier tout en la prolongeant l‘œuvre des ancêtres alors qu‘en réalité l‘enjeu est moins le passé que le présent et surtout le futur.

Bibliographie :

Appadurai, Arjun, 2005, Après le colonialisme. Les Conséquences culturelles de la globalisation, (trad. française de Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, 1996), Paris : Editions Payot et Rivages.

Clifford, James, 2007, ‗Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska‘, in Octave Debray & Laurier Turgeon, Objets et mémoires, Paris, Editions de la MSH et Québec, Presses de l‘Université de Laval, pp. 91-125.

Hobsbawm, Eric & Terence Ranger (dir.), 2006, L’Invention de la Tradition

(trad. française de The Invention of Tradition, 1983), Paris : Editions Amsterdam.

Internationale de l‘imaginaire (l‘), 2004, Le Patrimoine Culturel Immatériel. Les enjeux, les problématiques, les pratiques, n°17, Nouvelle Série, Paris : Babel, Maison des Cultures du Monde.

Leiris, Michel, 1950, L‘ethnographie devant le colonialisme, in Les Temps Modernes (Paris), 6ème année, 58 : 357-374.

Lowenthal, David, 1996, Possessed by the Past. The Heritage Crusade and The Spoils of History, New York: The Free Press.

Reysoo, Fenneke, 1991, Pèlerinages au Maroc, Paris/Neuchâtel : Maison des sciences de l‘Homme/Musée d‘ethnologie.

Skounti, Ahmed, Tha Authentic Illusion. Humanity‘s Intangible Cultural Heritage. The Moroccan Experience, in L. Smith and N. Akagawa (ed.), 2009, Intangible Heritage, London, Routledge, pp. 74-92.

Skounti, Ahmed & Ouidad Tebbaa, 2005, Place Jemaâ El Fna. Patrimoine Culturel Immatériel de Marrakech, du Maroc et de l’humanité, Rabat: Bureau de l‘UNESCO.

UNESCO, Convention pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel, 2003.

Le 26/12/2024

Source Web par : Livre "De l’immatérialité du patrimoine culturel"

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