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Géoparc et Recherche Scientifique
Le coins de l’étudiant
Blog Géoparc Jbel Bani
Le patrimoine culturel entre mémoire et transmission
Abderrahmane Ayoub, Professeur,
Institut National du Patrimoine, Tunis
« Le génie est moins affaire de génie personnel que de milieu favorable collectif. » André Leroi-Gourhan
Résumé
Fonctionnant en tant que « mécanisme » de stockage sélectif, c’est-à-dire où l’oubli voire l’écartement de ce qui est jugé « peu pertinent » joue un rôle essentiel dans la formation (et la formulation) du fond mémoriel, la mémoire semble, durant la performance, s’articuler régulièrement dans un état d’updating. Si cette hypothèse se révélait acceptable, la transmissibilité qui constitue l’un des moyens adéquats grâce auquel le fond culturel mémoriel se fait transmettre d’une génération à une autre, indiquerait que le transmis (en situation) n’est qu’un état sélectionné d’un fond passé.
Il s’agit donc d’interroger la qualité et la nature de ce que l’on continue d’appeler « le patrimoine culturel ».
Ce texte est plutôt un plaidoyer pour l‘immatériel que j‘aurais volontiers intitulé comme suit : « A l’origine du culturel : l’immatériel ».
Ce plaidoyer a pour raison une conviction qui a commencé à m‘habiter, depuis quelques temps1, et contre laquelle je ne parviens pas à résister convenablement. C‘est que la culture2 dans sa composante matérielle n‘est plus que le « pâle exposé » (dans le sens de ce que les arts appellent « représentation ») d‘un monde intagible, et donc hors de portée de la visibilité directe, mais tout de même, lieu de la perception. Or, ce monde qui serait, à plusieurs égards, l‘équivalent de l‘être culturel humain, voire de l‘Homme, est fondamentalement immatériel, c'est-à-dire de l‘ordre de l‘image, ou plus précisément du schème mental dont le siège est la mémoire.
Ce schème est, comme dirait Paul Ricœur3 de nature résistante. Il n‘admet les mutations qu‘au prix de grands faits évolutifs de rupture dans la chaîne de l‘évolution. En d‘autres termes, de par sa nature conservatrice, le schème de la donnée culturelle (vraisemblablement, dans sa globalité, car ses composantes sont elles aussi représentées par les éléments constituant le schème) est celui qui assure la transmission du fait de la culture.
Au risque que ce qui précède demeurerait hypothétique s‘il n‘était pas vérifié sur la base d‘analyses comparatives de plusieurs corpus de faits de culture, il ne nous paraît pas inacceptable de considérer que l‘ensemble des schèmes en question représente la mémoire culturelle. D‘ailleurs, c‘est sous cet angle que nous l‘appréhendons. Indéniablement ancienne, la mémoire4 octroie à ce qu‘elle reçoit (perçoit) la qualité de la pérennité, et tout en reformulant par procédé de répétition ce qu‘elle sauvegarde en elle, parvient à le transmettre selon un processus qui, à la fois, renforce la mémorisation du fait transmis, et invite ce dernier à une adaptabilité en situation qui lui évite le rejet.
Il revient à dire aussi que cette mémoire transmissible n‘est point à l‘abri de l‘oubli. Alors que d‘aucuns disent qu‘il n‘y a pas de mémoire sans oubli, nous préférons quant à nous, que l‘un des rôles majeurs de la transmission est de faire en sorte que la substitution (par voie d‘identification) réduit l‘oubli. En vérité, l’oublié culturel pourrait bien être « un fait de mémoire » qui a subi de régulières mutations. En tous cas, l‘état présent de la « mémoire culturelle » n‘est autre qu‘une halte dans la transmission. Or, cet aboutissement a subi les méandres de transmissibilité. Le présent faciès du fait culturel mémorisé rappelle celui d‘hier. Il ne fait que rappeler, sans pour autant réclamer la mêmeté.
C‘est à ce niveau que la question mérite d‘être posée à propos de la corrélation, en matière de patrimoine culturel, entre le constituant matériel et le constituant immatériel du même fait de culture. Sans aller, par jeu d‘esprit, jusqu‘à dire que cette corrélation est quelque peu arbitraire, il ne semble pas néanmoins facile de démontrer comment un schème mental parvient à se (re)produire de manière matérielle.
Mais accordons-nous les instants qui suivent pour réfléchir autrement au fonctionnement de cette corrélation.
Du matériel à l’immatériel
S‘agissant effectivement de culture matérielle, dans les sociétés humaines au moins, il semble plus aisé de démontrer la chaîne d‘évolution par laquelle aurait passé « l‘innovation technique »5 à travers les âges. Les monographies d‘ethnographie et d‘anthropologie sont légion qui retracent l‘aboutissement de l‘innovation de l‘objet, surtout utilitaire, et ensuite les étapes de son évolution, ou disons de façon plus précise, de ses mutations possibles.
C‘est sans doute le besoin que l‘homme éprouve, sous la pression des changements par lesquels passent les sociétés, qui déclenche chez lui la nécessité de « réajuster », « d‘adapter » voire « modifier » (mais rarement de façon totale, car les mutations se font généralement de manière progressive et discrète) afin de faire progresser l‘objet, qu‘il soit de l‘ordre de l‘outil ou de l‘utilitaire, jusqu‘au niveau correspondant à son besoin. Dans Le geste et la parole, André Leroi-Gourhan précisait même que : « le propre des sociétés humaines qui est d‘accumuler les innovations techniques et de les conserver, est lié à la mémoire collective alors qu‘il revient à l‘individu d‘organiser ses chaînes opératoires, consciemment, vers la fixation de processus opératoires nouveaux ».
La « première innovation » serait, en effet, à tracer dans la première nuit des temps de l‘homme. Je dirais, par exemple, que l‘homme a inventé le couteau suite au besoin de couper ce qui était nécessaire à couper. Ce couteau ancestral avait-il la forme de couteau que nous utilisons de nos jours ? Peu importe. Mais si la mémoire avait gardé le savoir-faire-couteau, l‘instrument actuel serait définitivement à l‘image ou, disons de façon plus précise, qu‘il véhiculerait (dans le sens de transmettre) l‘image de son ancêtre. La pointe de flèche taillée dans le silex est elle aussi l‘ancêtre de tout instrument dont la propriété est de tirer sur une cible.
Non seulement, elle est, comme on peut le supposer, l‘image génératrice de tout outil ou instrument capable de traverser des trajectoires, plus ou moins longues, mais il n‘est pas sans raison qu‘elle soit à l‘origine de faits matériels actuels, comme ce qu‘on appelle de nos jours « une fusée balistique ». Les exemples des outils et instruments que nous manipulons au quotidien ne manquent pas pour étayer l‘hypothèse selon laquelle la première innovation est à l‘origine des nouvelles applications, ou mises en forme, si l‘on peut dire, des objets appartenant au même registre sinon à des annexes.
Dans le cas des registres annexes (les variantes ou versions dans le langage des anthropologies et des ethnologues), la mémoire, par l‘usage de sa faculté innovante- que les neurobiologistes verraient plutôt comme un mécanisme reproducteur de mêmeté différenciée (la mémoire donc) agit par comparaison et similitude, générant ainsi le référentiel dont le champ ne cesse de s‘élargir au fur et à mesure que le « besoin inventif » se fait nécessaire, c'est-à-dire, devient « nécessité ». Là aussi, l‘histoire de la science est riche de témoins qui prouvent que les innovations de l‘homme7 découlent, par de là l‘imitation de la Nature qui est la première école d‘éducation à l‘habileté du procédé de calque ou, disons, reproduction de l‘image antérieure, en y introduisant de « nouveaux » éléments, souvent secondaires mais opérationnels.
L‘on conviendra, ainsi, que le terme « découverte » (scientifique ou autre) ne sied à ce genre d‘innovation que dans la mesure où ce qui est découvert est un « déjà-existant », très probabalement sous forme « d‘image », que la mémoire collective a fixée dans ce que Leroi-Gourhan appelait déjà, « la mémoire opératoire ». Celle-ci a comme parcours un champ indéfiniment étendu, et dont la nature est fondamentalement immatérielle. A l‘évidence, la mémoire collective à laquelle renvoie le propos de Leroi-Gourhon ne transmet pas la matérialité (sous forme de faits, d‘objets, etc) mais l‘immatérialité : l‘image du fait, de l‘objet.
Chemin faisant, l‘individu social opère, au cours de ce processus de transmission, à partir de l‘image mémorisée pour pallier les exigences du quotidien, chaque fois le besoin innovateur se fait nécessaire.
L‘image de l‘objet ainsi que celle de l‘articulation des constituants de l‘objet- lesquels, en réalité, ne forment ensemble qu‘une seule entité à double face- finiront par devenir une sorte de schème dont se rappelle la mémoire et, par conséquent, qu‘elle transmet. Inscrits génétiquement dans le domaine de l‘acquis, en tous cas comme « programme de comportement », dans le cadre du dit innovant, le schème génère le concret, lui aussi transmissible8. Celui-ci, devenant pluriel, et tout en passant par les étapes obligées du cumul et de la sélection, finit, à son tour, par former ce que d‘aucuns appellent la culture matérielle d‘un groupe social.
Cette sorte de « matérialité » de la culture, conséquente à la « manifestation du schème immatériel » ne saurait, apparemment, s‘appliquer qu‘à l‘objet concret qui bénéficie de la transmissibilité collective. Toutefois, la dimension significative de cette matérialité mérite d‘être interrogée. Par exemple, un site archéologique n‘appartient à la culture matérielle d‘une société donnée que s‘il représente une « reproduction sélectionnée », au sens évolutionniste du terme, d‘un site antérieur, celui-ci étant, à son tour, une reproduction d‘un site plus antérieur, etc, les uns et les autres constituant un paradigme de sites générés, l‘un de l‘autre. Bref, le schème mental du site « originel », celui-là que la mémoire sauvegarde et transmet, au gré des mutations nécessaires et régulières, ne serait rien d‘autre qu‘une représentation, une image « mentale » de l‘organisation de l‘espace pour une finalité : celle de l‘habitat, mais encore de façon plus précise, de la protection et, partant, de la sociabilité et la socialité.
Par ailleurs, et comme le veut la Nature, le schème originel de l‘objet, ou du fait concret, ne peut que (se) générer (en) d‘autres schèmes qui lui ressemblent par ses constituants stables et qui deviennent communs à l‘ensemble des schèmes générés et appartenant au même paradigme. Les formes engendrées s‘y distinguent par les constituants-variants que produisent le mimétisme, l‘apprentissage, l‘éducation, l‘expérimentation, etc… et dont l‘un des rôles consiste à favoriser le contact ou, selon Jean-Pierre Changeux, la communication, c'est-à-dire l‘interculturalité transmissible.
Le paradigme des schèmes, des images mentales, dont le nombre échappe à la qualification, s‘enrichit au fur et à mesure de l‘évolution des sociétés et de l‘acharnement de leurs individus à enjamber collectivement l‘acquis. Le dépassement n‘est toutefois possible que parce que la découverte s‘initie à partir de la mémoire collective, qu‘elle soit technicienne, émotionnelle, ou tout autre, et ce qu‘elle sauvegarde : un thesaurus de schèmes défiant la connaissance, et au potentiel virtuel qui nargue le temps.
Vu sous cet angle, la culture matérielle se présente comme une sorte de mise en forme d‘une immatérialité opératoire, dans le sens où elle ressemble à la grammaire que le langage matérialise, étant entendu que sans grammaire, ni morphologie ni mots ne sauraient se constituer. Car la grammaire est l‘architecture archétypale apte, à la fois, à engendrer à l‘infini mais selon des codes apparemment stables et préétablis- des semblables sélectionnés. Les horizons de la connaissance humaine étant constamment ouverts sur le virtuel, c‘est la mémoire collective qui sera toujours le lieu de l‘immatérialité.
Néanmoins, il y a lieu de rappeler à ce niveau, qu‘autant le schème est stable, autant les contenus de ses constituants sont régulièrement réceptifs aux mutations. En fait, ils sont hospitaliers ; or, c‘est aussi de cette qualité que dépend la possible permanence des faits de culture que la mémoire sauvegarde, avec tant d‘obstination positive, parce que sans la mutabilité de ces constituants réceptifs, la sclérose mémorielle (individuelle et collective) prend place dans la chaîne de transmission. C‘est là une forme d‘agonie progressive : le bout du tunnel de l‘Etant, celui que le Babylonien Gilgamesh a vu lorsqu‘il a pénétré la forêt de cèdre. C‘est de cette interactivité constante entre immatérialité et matérialité, et vice versa, dont dépend la nécessaire capacité innovante chez l‘être. Celle-ci est entretenue, consciemment et/ou inconsciemment, par l‘homme afin d‘assurer la vie autant à la mémoire qu‘à l‘être biologique et culturel.
L‘immatériel serait ainsi à l‘origine du matériel, comme l‘est la pensée pour la parole. Constituée à partir de l‘immatérialité de son origine, la culture dite matérielle serait l‘instrument que produit la main-pensante et créative jusqu‘au mot, véhicule de communication et d‘imaginaire, qu‘il articule. En vérité, tout y est, y compris le « non-dit » et « l‘impensé » qui auraient été « dire » et « penser » à un moment donné et que le compromis collectif en a décidé autrement. C'est-à-dire que, pour des raisons qui lui sont propres, la sociabilité collective aurait sélectionné leurs champs significatifs comme « langage immatériel », tout en écartant leurs signifiants « l‘articulé, ou, si j‘ose dire, le langage immatériel ».
Ayant leur place dans le coffre-fort de la mémoire collective, ils sont transmissibles immatériellement, hors de la scène de l‘articulé, traduisant outre l‘éthique sociétale, un ensemble de valeurs que le groupe s‘est choisi le long du parcours du temps ; ces valeurs formant un pan essentiel de l‘identité culturelle collective.
L’immatériel : de l’identitaire à l’universel
Il n‘est pas, non plus, sans raison de croire que c‘est l‘adhésion intime de la société à son « immatérialité » qui lui permet d‘être dans son continuum culturel. En d‘autres termes, en y adhérant, elle préserve ce qui la distingue, la spécifie, et, pour paradoxal que cela puisse paraître, ce qui favorise chez elle la communication avec les identités autres.
Expliquons-nous ! Formé essentiellement de schèmes mentaux (The Patterns, selon la plupart des neurolinguistes) générateurs de programmes de comportement, comme il a été dit plus haut, l‘immatériel est en effet le foyer des universaux tels qu‘ils ont été définis, entre autres, par D.E.Brown9, c'est-à-dire, des modes d‘être fondamentaux (« la perceptivité » de la naissance, de la mort, de la relation avec la Nature, le Cosmos de l‘Au-delà, de la défense et la survivance, etc) qui sont universellement « identiques » chez l‘Homme. Alors que les universaux demeurent le lieu commun de l‘identité humaine, ce sont les spécificités sociétales, contextuelles, etc, qui identifient les frontières identitaires marquées et, par la même, les cultures différenciées. Bref, tout en se retrouvant dans ce qu‘il y a de fondamental dans la culture de l‘autre, chacun se retrouve distingué dans sa propre culture.
Le fondamental étant le lieu du patrimoine culturel universel, les réalisations de l‘homme, aussi bien ses innovations techniques que ses prérégrinations dans l‘insoupçonné et l‘imaginaire-ces lieux mystérieux de la subjectivité humaine, laquelle ne cesse de surprendre même les transmetteurs de leur patrimoine parce qu‘il met en surface lors de ses manifestations festives, rituelles, verbales et autres- autrement dit ses discours transtemporels sur lui-même et ses visions du monde, constituent donc des matériaux cumulés qui renseignent sur les universaux transmis au sein des champs de la Culture Immatérielle, d‘une génération à une autre.
Ainsi, dès lors que la mémoire est le lieu des « schèmes générateurs » et en même temps qu‘elle est engendrée par ses schèmes dont certains éléments constituants sont de temps à autre sujets de mutations, il revient à dire que cette même mémoire est le lieu où « se fabriquent » les mécanismes de la transmission (tels que la répétition, la reproduction du même, la déduction des variantes, etc) et où se réalise la transmission des faits de culture dans leur aspect immatériel.
L‘analyse des matériaux cumulés à travers le temps (cette temporalité demeure en effet indéfinissable et complexe) suggérera la définition des « schèmes », des plus apparents aux plus profonds et, probablement, jusqu‘aux « schèmes originels » qui reflétaient le déclenchement de l‘acte de l‘homme vis-à-vis de la nature. Cette lecture dans les stratifications des contenus de la mémoire collective, communautaire (culturellement marquée !?) et universelle, aiderait à dégager l‘image que ne cesse de transmettre l‘homme depuis l‘aube de l‘existence. Cette image ne serait-elle pas celle du défi qu‘il lance au temps sous forme de quête de l‘immortalité ? Aucune épopée que l‘homme a produite depuis les temps les plus anciens ne tait cette quête. L‘homme ne conçoit point d‘œuvre qu‘il ne souhaite pérènne.
Enfin, la pérennité, la survivance, par soi-même ou à travers ses manifestations mémorielles, est cette image mentale que semblent traduire les cultures en commun et à travers leurs différences. Alors qu‘elle n‘a de concret que son mode d‘être transtemporel ; cette image est structurelle et opératoire. Elle fait agir l‘homme, elle le fait Etre. Probablement parce que cette image est de l‘ordre du schème pur dont l‘immatériel pourrait se réclamer comme étant à l‘origine de la culture.Bien entendu, si la Culture ne se refusait pas à être admise dans le champ de la mémoire humaine comme l’Archéologie de l’Etre.
Le 26/12/2024
Source Web par : Livre "De l’immatérialité du patrimoine culturel"