Participation des « communautés » dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Vers un nouveau paradigme patrimonial ?
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Participation des « communautés » dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Vers un nouveau paradigme patrimonial ?

 

Chiara Bortolotto,

Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC), Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (LAHIC), Paris

 

Résumé

Adoptée à l’unanimité par la Conférence générale de l’Unesco le 17 octobre 2003 et entrée en vigueur en avril 2006, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI) compte aujourd’hui plus de 100 États parties. Avec cette convention, l’Unesco institue, à échelle mondiale, une nouvelle catégorie patrimoniale qui dépasse les monuments et les sites pour s’élargir à la culture vivante dite « traditionnelle ». Celle-ci se dessine en relation étroite avec le concept de communauté. Ce qui est remis en cause par ce paradigme patrimonial à la base de la notion de PCI ne semble pas son objet mais la légitimité des acteurs jusque-là délégués à l’identification et à la protection du patrimoine.

La notion de PCI étend le domaine du patrimoine aux « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire » vivants censés procurer à leur porteurs « un sentiment d'identité et de continuité » (Unesco 2003 art.2.1). En reliant le domaine du patrimoine culturel à la notion anthropologique de culture, la définition du PCI donnée dans la Convention ouvre la voie à une reformulation de la notion de patrimoine qui est destinée à avoir un impact considérable sur l‘ensemble des politiques patrimoniales et avec laquelle les politiques culturelles nationales et locales seront obligées de se confronter.

Ce domaine du patrimoine n‘est pourtant pas complètement nouveau. Dès les années 1950, les législations japonaise et coréenne ont institué les pratiques « traditionnelles » en « biens culturels » (Bourdier 1993, Ogino 1995, Jongsung 2003). En Europe, les représentations du patrimoine ont été influencées, depuis les années 1980, par des catégories comme le « patrimoine ethnologique » en France (Chiva 1990, Fabre 1997) ou les « beni demoetnoantropologici » en Italie (Tucci 2005 ; Bravo et Tucci 2006).

L‘idée de patrimoine culturel immatériel, renforcée par sa portée normative et légitimée par l‘Unesco, donne certainement à ce domaine patrimonial une consistance juridique et une solidité statutaire nouvelles dont on prône l‘application internationale. De fait, l‘originalité de cette convention semble plutôt associée aux nouveaux acteurs qu‘elle mobilise : les éléments du patrimoine culturel immatériel sont désormais censés être reconnus par les acteurs qui trouvent dans ces pratiques une source d‘identité et auxquels le texte de la convention fait référence à travers la notion de « communauté » :

« On entend par "patrimoine culturel immatériel" les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire […] que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. » (Unesco 2003 art. 2.1)

La nouvelle catégorie patrimoniale suggérée par l‘Unesco se dessine en effet en relation étroite avec ce concept de communauté. Censés être à l‘origine de la reconnaissance patrimoniale prévue par la convention, les porteurs et les praticiens du PCI sont donc appelés à s‘investir activement dans les actions de sauvegarde que les États signataires se sont engagés à mettre en œuvre. La participation des communautés est en effet prévue dans les activités d'identification et de définition des éléments du patrimoine culturel immatériel (Unesco 2003 art. 11) ; l'accès au patrimoine culturel immatériel n‘est pas envisageable en dehors du respect des pratiques coutumières des communautés (Unesco 2003 art. 13) ; enfin, « la plus large participation possible des communautés » est demandée pour l‘ensemble des actions de sauvegarde du patrimoine immatériel (Unesco 2003 art. 15).

Ce qui est remis en cause par le paradigme patrimonial à la base de la notion de PCI ne semble donc pas son objet mais la légitimité des acteurs jusque-là délégués à l‘identification et à la protection du patrimoine. En effet, le principe de la participation des « grassroot communities » résumé dans la formule « There is no Folklore without the Folk » utilisé par le discours engagé des folkloristes de la Smithsonian Institution et explicitement énoncé dans sa portée politique (Early and Seitel 2002) est un de ceux qui inspirent le renouvellement de l‘idée de folklore au sein de l‘Unesco. Ce débat, lancé à la fin des années 1990, aboutira à la convention du 2003 (Seitel 2001, Bortolotto 2008).

Un regard comparatif sur les actions mises en œuvre à l‘échelle européenne révèle que cette démarche s‘insère dans un plus vaste mouvement qui considère les enjeux de l‘implication active de la société civile : le vocabulaire politique dans les démocraties occidentales valorise aujourd‘hui la notion de « participation », et les instruments qui prétendent lui donner corps se multiplient (conseils de quartier, jury des citoyens, forums, consensus conferences, bilans participatifs) (Bacqué, Rey, Sintomer 2005, Blondiaux 2008). Plusieurs initiatives à l‘échelle européenne ont en effet reconnu l‘importance de la participation active des citoyens à la vie publique et ont recommandé l‘application d‘un modèle participatif à l‘échelle nationale (Commission des Communautés européennes 2001, Conseil de l‘Europe, 2001).

Dans cette perspective, l‘implication de la société civile dans les processus décisionnels publics contribuerait au renforcement du modèle de la gouvernance conçue, en opposition au modèle classique de l‘administration publique, comme un ordre fondé sur l‘interaction entre acteurs étatiques et non étatiques. Cette interaction aboutirait à des choix politiques qui ne seraient ainsi pas imposés par le haut par une autorité administrative extérieure au contexte de la décision. Cette démarche participative a fait l‘objet d‘une attention particulière dans le domaine des politiques culturelles : la muséologie, par exemple, notamment aux États-Unis et au Canada, a considéré, depuis les années 1990, les possibilités offertes par un paradigme dialogique (Phillips 2003, Karp, Mullen Kreamer, Lavine 1992). Dans le contexte européen et dans le domaine du patrimoine, le Conseil de l‘Europe a récemment inauguré la notion de « communauté patrimoniale ». Introduisant la notion de « droit au patrimoine », la Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société postule en effet dans son article 2 b qu‘« une communauté patrimoniale se compose de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu‘elles souhaitent, dans le cadre de l‘action publique, maintenir et transmettre aux générations futures » (Conseil de l‘Europe 2005).

Postulant une participation de la société civile dans les différentes étapes des processus patrimoniaux, la Convention de Faro revendique une définition subjective du patrimoine, fondée sur la valeur identitaire véhiculée par ces éléments pour des « communautés patrimoniales » (Conseil de l‘Europe 2005 art.12). Dans cette nouvelle perspective, qui semble également partagée par la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, le patrimoine serait donc l‘expression autoréférentielle d‘une appartenance plutôt qu‘un ensemble d‘éléments sélectionnés pour leur intérêt historique, artistique ou scientifique. L‘implication de la société civile, limitée jusqu‘ici au mode spontané d‘un associationnisme local hautement territorialisé, semble désormais légitimée par des dispositifs institutionnels internationaux.

Si le statut patrimonial est toujours validé par des institutions étatiques qui conservent le pouvoir de soumettre les candidatures à l‘Unesco, la valeur patrimoniale d‘une pratique ou d‘une manifestation n‘est pas, de ce fait, censée être établie par les détenteurs d‘un savoir spécialisé, mais par l‘ensemble des porteurs de ce patrimoine que le discours de l‘Unesco désigne par la notion de « communauté ». Dans le cadre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, ces acteurs sont aussi appelés à participer aux interventions de sauvegarde. Toutefois, n‘étant pas définies dans le texte de la convention, la notion de « participation » ainsi que de celle de « communauté » sont soumises aux interprétations des États parties qui pourront les adapter à leurs propres contextes et catégories institutionnels, administratifs, culturels et politiques.

Les potentialités d‘innovation introduites par cet instrument restent donc soumises aux interprétations que les États-parties voudront en faire. Une première interprétation de ces notions est prévue au niveau des institutions chargées de la mise en œuvre, à l‘échelle nationale, des programmes de sauvegarde prévus par la Convention. La création d‘inventaires nationaux dans laquelle les Etats parties concentrent aujourd‘hui leurs efforts en fournira un premier exemple. Dans quelle mesure seront-ils le reflet d‘un nouveau paradigme patrimonial ? En second lieu, la notion de « communauté », appropriée par les acteurs locaux dont se réclament les représentants, est soumise à un deuxième degré d‘interprétation et manipulée selon leurs intérêts concrets.

Les traductions nationales et locales des interventions culturelles lancées à l‘échelle globale font tout l‘intérêt anthropologique de cette catégorie patrimoniale. La complexité du paradigme du PCI, soumis à cette multiplication d‘interprétations, semble en effet proportionnelle aux difficultés qui pourraient se présenter dans son application concrète.

Si le modèle réflexif du PCI est susceptible de proposer une rupture dans la pensée patrimoniale, son incorporation institutionnelle impliquerait donc une reconsidération généralisée de l‘approche bien enracinée dans la théorie et dans la pratique patrimoniale des professionnels du patrimoine. Affectant aussi bien les principes de gestion que les formes classiques de l‘expertise par la remise en cause des modes et des rôles classiques dans le traitement des objets patrimoniaux, l‘établissement d‘un nouveau paradigme patrimonial véhiculé par la notion de PCI est un enjeu qui justifie le titre en forme d‘hypothèse de cette contribution.

Bibliographie

BACQUE, Marie-Hélène; REY, Henri; SINTOMER Yves (sous la direction de) 2005, Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte.

BLONDIAUX, Loïc, 2008, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Seuil, Paris.

BORTOLOTTO, Chiara 2008, « Il processo di definizione del concetto di 'patrimonio culturale immaterialé'. Elementi per una riflessione », in Chiara Bortolotto (a cura di), Il patrimonio immateriale secondo l’Unesco: analisi e

prospettive, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato, Roma, pp. 7-48.

BOURDIER, Marc, 1993, ―Le mythe et l‘industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon‖, Genèses, (11), pp. 82-110

BRAVO, Gian Luigi; TUCCI, Roberta, 2006, I beni culturali demoetnoantropologici, Carocci, Roma

CHIVA, Isac, 1990, « Le patrimoine ethnologique: l‘exemple de la France », in Encyclopaedia Universalis Symposium. Les Enjeux (3), 1, pp. 229-241.

COMMISSION          DES    COMMUNAUTÉS   EUROPÉENNES,     2001,

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CONSEIL DE L'EUROPE, 2001, La participation des citoyens à la vie publique, Recommandation Rec (2001)19 adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l‘Europe le 6 décembre 2001 et rapport explicatif, Éditions du Conseil de l'Europe, Strasbourg.

CONSEIL DE L'EUROPE, 2005, Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, Faro, 27.X.2005.

EARLY, James; SEITEL, Peter, 2002, « UNESCO Draft Convention For Safeguarding Intangible Cultural Heritage: ―No Folklore Without the Folk‖ », in Talk Story, 22, p.19.

FABRE, Daniel, 1997, « Le patrimoine, l‘ethnologie », in Science et conscience du patrimoine. Actes des entretiens du patrimoine, Théâtre national du Chaillot, Paris, 28, 29 et 30 novembre 1994, sous la direction de Pierre Nora (1997): pp. 59-72.

JONGSUNG, Yang, 2003, Cultural protection Policy in Korea: Intangible Cultural Properties and Living National Treasures, Jimoondang, Seoul KARP, Ivan, MULLEN KREAMER, Christine LAVINE, Steven D. (eds) 1992, Museums and communities : the politics of public culture, Smithsonian institution press, Washington

OGINO, Masahiro, 1995, ―La logique d‘actualisation: Le patrimoine et le Japon‖, Ethnologie française, 25 (1), pp. 57-64

PHILLIPS, Ruth, 2003, « Community collaboration in exhibitions: toward a dialogic paradigm: Introduction » in Laura Peers and Alison Brown eds., Museums and Source Communities: A Routledge Reader, New York: Routledge, 153-170, 2003.

SEITEL, Peter (edited by) 2001, Safeguarding Traditional Cultures: A Global Assessment of the 1989 UNESCO Recommendation on the Safeguarding of Traditional Culture and Folklore, Center for Folklife and Cultural Heritage, Smithsonian Institution Press, Washington, DC

UNESCO, 2003, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Paris, 17 octobre 2003.

TUCCI, Roberta, 2005, Il Codice dei beni culturali e del paesaggio e i beni etnoantropologici: qualche riflessione, in ―Lares‖, LXXI, 1, 2005, pp. 57-70.

Le 26/12/2024

Source Web par : Livre "De l’immatérialité du patrimoine culturel"

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