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Géoparc et Recherche Scientifique
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Patrimoine festif, cultures corporelles et développement culturel
Laurent Sébastien Fournier
Université de Nantes
Résumé :
Cette communication s’appuiera sur une ethnographie des gestes et des conduites ludiques qui accompagnent les rites et les événements festifs. Ces pratiques nous paraissent en effet mériter une attention particulière dans le cadre d’une réflexion générale sur l’immatérialité du patrimoine culturel, d’abord parce qu’elles entrent pleinement dans la définition institutionnelle que donne l’UNESCO de la catégorie de « patrimoine culturel immatériel », et ensuite parce qu’elles sont des pratiques vivantes directement observables par les sciences sociales et donnant lieu à des réappropriations et à des réinterprétations permanentes par les acteurs sociaux impliqués localement dans des programmes de patrimonialisation, bien au-delà de l’action de l’UNESCO. Elles dessinent ainsi un espace potentiel de tensions entre un plan institutionnel ou normatif et un plan coutumier pragmatique, et renseignent sur les décalages qui peuvent exister entre la rigidité des prescriptions patrimoniales et la fluidité des interprétations qui en sont faites localement.
Pour répondre à quelques-unes des questions posées par les organisateurs du colloque, cette communication s‘appuiera sur une ethnographie des gestes et des conduites ludiques qui accompagnent les rites et les événements festifs. Ces pratiques nous paraissent en effet mériter une attention particulière dans le cadre d‘une réflexion générale sur l‘immatérialité du patrimoine culturel, d‘abord parce qu‘elles entrent pleinement dans la définition institutionnelle que donne l‘UNESCO de la catégorie de « patrimoine culturel immatériel », et ensuite parce qu‘elles sont des pratiques vivantes directement observables par les sciences sociales et donnant lieu à des réappropriations et à des réinterprétations permanentes par les acteurs sociaux impliqués localement dans des programmes de patrimonialisation, bien au-delà de l‘action de l‘UNESCO. Elles dessinent ainsi un espace potentiel de tensions entre un plan institutionnel ou normatif et un plan coutumier pragmatique, et renseignent sur les décalages qui peuvent exister entre la rigidité des prescriptions patrimoniales et la fluidité des interprétations qui en sont faites localement.
En premier lieu, nous interrogerons la possibilité d‘existence de deux notions complémentaires, celle de « fête patrimoniale » et celle de « patrimoine festif », pour montrer que la dynamique de valorisation patrimoniale des fêtes encouragée par l‘UNESCO prend sens sur fond de débats théoriques et pratiques qui ont émergé depuis une trentaine d‘années environ. L‘examen de ces notions montrera notamment la nécessité, en matière de patrimoine culturel immatériel, de penser conjointement deux champs d‘étude trop souvent pensés comme séparés : celui de l‘anthropologie des cultures corporelles d‘une part, celui de l‘anthropologie du développement culturel d‘autre part. Ainsi, il nous sera permis d‘accéder à un premier type de résultat : l‘immatérialité du patrimoine culturel nous oblige à réinterroger nos propres catégories d‘entendement et à mixer les perspectives de recherche en intégrant à la fois une approche des institutions patrimoniales et une approche des pratiques sociales. La nouveauté du concept de patrimoine culturel immatériel suppose le renouvellement des méthodes d‘analyse, notamment par la mise en place de passerelles entre des traditions analytiques fonctionnant à l‘échelle macrosociologique et des traditions analytiques fondées sur l‘observation microsociologique des faits.
Pour illustrer concrètement les problèmes qui se posent lorsqu‘on veut mettre en patrimoine le vécu culturel spontané tel qu‘il est expérimenté à l‘échelle locale par des groupes humains dans leurs fêtes et dans leurs jeux, nous présenterons ensuite plusieurs études de cas, en référence à des enquêtes ethnographiques récentes, et nous les comparerons. L‘essentiel des données présentées sera issu d‘enquêtes de terrain menées depuis une dizaine d‘années dans différentes régions françaises. Le travail de comparaison conduira à distinguer des situations où la patrimonialisation n‘est pas encore engagée, d‘autres où elle existe à l‘état de projet, et d‘autres encore où la patrimonialisation est déjà accomplie. Cela permettra d‘illustrer concrètement les problèmes rencontrés par les communautés aux différentes étapes du processus de patrimonialisation, et de comprendre précisément ce qui se passe lorsque se rencontrent le plan institutionnel de la valorisation du patrimoine culturel et le plan immatériel du vécu des pratiques ludiques et festives.
L‘ensemble des données présentées ouvrira des pistes pour saisir à la fois ce qui fait l‘immatérialité du patrimoine culturel et ce qui en détermine la valorisation. Les arguments économiques liés aux potentialités de développement touristique, les arguments politiques liés à l‘organisation de l‘action publique territoriale, et les arguments scientifiques liés aux problématiques de la gestion de la diversité culturelle seront successivement examinés. Il s‘agira d‘éviter à la fois le piège d‘une vision laudative et celui d‘une vision exclusivement critique de la patrimonialisation, en insistant sur les inévitables décalages entre la vision globale proposée par l‘UNESCO et les adaptations de cette vision à l‘échelle locale. En utilisant précisément les spécificités de la notion d‘immatérialité, il s‘agira finalement de montrer que les politiques de développement fondées sur le patrimoine culturel immatériel nécessitent une prise en compte fine du contexte local dans lequel se trouvent enchâssées les pratiques patrimonialisées.
1. Fête patrimoniale et patrimoine festif
Les changements survenus dans la nomenclature patrimoniale avec la prise en considération par l‘UNESCO des catégories de « patrimoine oral de l‘humanité » (UNESCO, 1998 : 54-55) puis de « patrimoine culturel immatériel » (UNESCO, 2003) n‘entraînent pas seulement des conséquences sur le plan de l‘administration et de la gestion institutionnelle du patrimoine. Elles ont aussi un impact sur les théories scientifiques du patrimoine et sur les façons de penser ce dernier à l‘échelle des communautés concernées par les nouveaux processus de valorisation qui se déclenchent avec l‘apparition des nouvelles catégories patrimoniales. Dans le cas de la mise en patrimoine des rites et des événements festifs, les notions de « fête patrimoniale » et de « patrimoine festif » donnent une consistance à ce propos. Nouvelles, elles accompagnent la prise de conscience du fait que des pratiques ludiques et festives, c'est-à-dire des éléments du vécu culturel spontané de certains groupes sociaux ou « communautés » culturelles, pour reprendre la terminologie proposée par l‘UNESCO, peuvent être considérées comme un patrimoine et valorisées comme telles.
Après les travaux fondateurs des années 1970 portant sur l‘importance anthropologique et historique de la fête (Fabre et Camberoque, 1977 ; Le Roy Ladurie, 1979), puis les recherches portant sur les processus de « revitalisation » des traditions festives à des fins touristiques ou identitaires (Boissevain, 1992 ; Bromberger et al., 2004), les notions de « fête patrimoniale » et de « patrimoine festif » permettent de préciser un peu mieux la nature des processus en cours. Avec la notion de « fête patrimoniale », il est en effet possible de classer les différentes fêtes en fonction de leur rapport au patrimoine. Un indice de patrimonialité peut alors être affecté aux différentes fêtes décrites par les témoins et les chercheurs en fonction du niveau de revendication patrimoniale qu‘elles présentent. Ainsi, les fêtes « patrimoniales » le sont à la fois parce qu‘elles utilisent ou revendiquent des catégories patrimoniales plus générales, par exemple lorsqu‘elles prennent pour thèmes des produits ou des activités qui bénéficient par ailleurs de labels patrimoniaux, comme des produits du terroir ou des savoir-faire anciens, et parce qu‘elles ont été inventées et construites dans une époque de fort engouement pour le patrimoine. De plus, certaines manifestations festives contemporaines utilisent explicitement l‘épithète « patrimonial » et se donnent ainsi directement à saisir comme telles.
La notion de « patrimoine festif » va plus loin, notamment parce qu‘elle permet de croiser constamment les dimensions du matériel et de l‘immatériel. Pour que les fêtes aient lieu, en effet, il faut à la fois qu‘elles soient ancrées dans une réalité concrète et qu‘elles véhiculent des valeurs immatérielles. Les défilés de géants et de dragons processionnels labellisés en 2005 par l‘UNESCO au titre du patrimoine « oral et immatériel » sont ainsi adossés sur des objets matériels : dans ces fêtes, des effigies processionnelles ou des masques sont construits selon des savoir-faire spécifiques, des montagnes de biens matériels, de nourritures et de boissons sont englouties, des monuments commémoratifs pérennes ou des tribunes et des gradins plus éphémères sont construits, témoignant de l‘intrication constante du matériel et de l‘immatériel dans la fête (Jacquelin et Signoles, 2000 ; Jacquelin, 2008). Mais pour que ces fêtes prennent tout leur sens, elles nécessitent aussi les croyances des fidèles, les rires et les cris du public, les chants, la musique et les danses qui relèvent du patrimoine vivant, oral et immatériel cette fois. Parce que le patrimoine festif est forcément un mixte de patrimoine matériel et de patrimoine immatériel, il constitue ainsi un outil privilégié pour comprendre comment les acteurs d‘une fête donnée s‘identifient à elle et l‘investissent affectivement. Alors que la notion de « fête patrimoniale » est opérative à une échelle globale ou territoriale et participe d‘une typologie qui objective l‘ensemble des fêtes d‘une société ou d‘une époque donnée, celle de « patrimoine festif » s‘intéresse beaucoup plus au sens et au contenu de chaque fête particulière.
A partir de là, que constate-t-on ? D‘abord que le patrimoine festif, quoique sous des formes très diverses, est présent dans toutes les fêtes et même dans les moins patrimoniales d‘entre elles, sous la forme d‘un agencement original entre des lieux, un décor et des actions. Ensuite que le patrimoine festif dépend énormément des contextes où il s‘applique : la même action, la même danse, le même jeu peuvent avoir un sens différent selon les fêtes et même selon les différentes éditions d‘une même fête, parce qu‘ils prennent sens sur fond d‘une ambiance éphémère, variable, constituée par la foule, ses cris, ses encouragements, ses mimiques, ses performances, etc. Enfin, plus les fêtes sont « patrimoniales », et plus le patrimoine festif de ces fêtes est orienté vers une mise en spectacle de quelques traits culturels stéréotypés en vue de toucher un public extérieur et le plus large possible. Ainsi, la mise en relation de la catégorie de patrimoine festif avec les différents types de fêtes observables permet de juger de l‘évolution des fêtes tout en interrogeant les enjeux généraux qui sont attachés aux processus de patrimonialisation. Cela pose finalement la question du lien entre les formes d‘expression culturelle et les mécanismes de leur valorisation.
Ainsi, les notions de « fête patrimoniale » et de « patrimoine festif » nous obligent à réinterroger nos propres catégories d‘analyse et à prendre en considération à la fois une approche des institutions patrimoniales et une approche des pratiques sociales. Cela suppose de mettre en place des passerelles entre des traditions analytiques fonctionnant à l‘échelle macrosociologique et des traditions analytiques fondées sur l‘observation microsociologique des faits. La catégorie de patrimoine culturel immatériel rend légitime une mise en commun d‘héritages scientifiques qui étaient jusqu‘alors disjoints, voire antagonistes. Elle oblige à progresser sur le double plan de l‘analyse institutionnelle et sur le plan de la phénoménologie des pratiques, à considérer conjointement les apports de la sociologie, de l‘économie, de l‘histoire, du droit et de la science politique sur l‘objectivité des processus d‘institutionnalisation du patrimoine d‘une part, et les analyses de la psychologie, du folklore, des sciences de la communication et de la linguistique sur les modalités du vécu subjectif des pratiques patrimonialisées d‘autre part. Du point de vue de l‘anthropologie, cela revient à saisir ensemble des problématiques habituellement dissociées : celle du développement culturel et celle de l‘étude des performances et des cultures corporelles.
2. Etudes de cas : les étapes de la patrimonialisation
Pour bien prendre la mesure des problèmes posés par l‘apparition de la catégorie du patrimoine culturel immatériel, à la fois sur le plan pratique et sur le plan épistémologique, il paraît utile de renvoyer à des études de cas concrets. Des enquêtes menées depuis une dizaine d‘années en France (Fournier, 2005 ; Fournier et al., 2008) et, de manière comparative, à l‘échelle européenne (Bonnet et Fournier, 2004 ; Bonnet et Fournier, 2007), donnent des indications précises pour penser l‘évolution du rapport des fêtes au patrimoine dans le contexte de la formalisation de la nouvelle catégorie du patrimoine culturel immatériel. La présentation d‘exemples permet en effet non seulement de construire des typologies, mais aussi de raisonner en termes de processus et de comprendre les réactions différenciées qui peuvent s‘affirmer localement face à un changement institutionnel global.
Un premier modèle permettant de penser l‘évolution du rapport des fêtes au patrimoine consiste à les classer, sur un territoire donné, en fonction de leur degré de patrimonialité apparent, c'est-à-dire de leur plus ou moins grande perméabilité aux discours ou aux opérations de mise en valeur patrimoniale. En Provence, par exemple, il a été possible de travailler sur un échantillon d‘environ 200 fêtes et de constater l‘existence de trois classes distinctes de fêtes locales qui connaissent des rapports très différents à la notion de patrimoine (Fournier, 2005). Les villages du Nord-Ouest des Bouches du Rhône, dans la zone située entre les villes d‘Avignon, Arles et Aix-en-Provence, inscrivent habituellement plusieurs fêtes locales sur leur calendrier, en plus des grandes fêtes religieuses et civiques célébrées à l‘échelle nationale ou Européenne. Le premier type de fête locale recensé par les historiens est celui de la fête votive ou patronale. Héritières des fêtes paroissiales de l‘ancien régime, les fêtes votives sont connues comme « la fête du village » et sont principalement concentrées autour des apéritifs, des bals, et des courses de taureaux. Un second type de fête, issu lui aussi de l‘ancien régime, est celui des fêtes de confréries. Par opposition aux fêtes votives qui sont unanimistes et communales, ces fêtes étaient traditionnellement associées à un quartier ou à une corporation de métier bien précise. Dans la région considérée, ces fêtes ont gardé une forte assise religieuse et sont caractéristiques par leur engagement dans la défense des traditions et le folklore régionaliste. Parallèlement à ces deux types de fêtes anciennes, il existe aussi des fêtes récentes, créées au cours de la seconde moitié du 20e siècle, qui se signalent en ce qu‘elles se réclament d‘un thème explicite : fêtes du vin, du foin, de l‘olive, des vieux métiers, etc., ces nouvelles fêtes thématiques utilisent tous les moyens à leur disposition pour inventer des animations qui attirent les touristes et les nouvelles classes moyennes habitant les villes de la région. Des enquêtes centrées sur le rapport de ces différents types de fêtes locales au patrimoine mettent en évidence que ce sont souvent les fêtes les plus récentes qui revendiquent une dimension patrimoniale. Tandis que les fêtes votives restent centrées sur des activités « anti-patrimoniales » (excès, violence, dépense), et tandis que les fêtes de confréries mettent plus volontiers en avant les notions d‘identité ou de tradition que celle de patrimoine, les nouvelles fêtes thématiques sont les seules à se réclamer explicitement du patrimoine. Un tel résultat permet de postuler que le patrimoine fonctionne comme un argument rhétorique qui ne touche pas forcément toutes les fêtes : seules certaines d‘entre elles et seuls certains publics mettent en avant leurs caractères « patrimoniaux ». On est alors fondés à classer les fêtes en fonction d‘un « indice de patrimonialité » qui peut être déduit à la fois de l‘observation des programmes et de l‘analyse du discours des acteurs.
Ce type d‘approche est utile car il permet de poser les jalons d‘une comparaison à l‘échelle d‘un territoire dont on est fondé à postuler l‘homogénéité culturelle au terme d‘une étude ethno-historique. Pourtant, il ne rend pas justice de la complexité sociale et symbolique des processus en jeu au cours de ce que nous avons reconnu comme une « revendication patrimoniale ». Pour comprendre cette complexité, il est nécessaire de faire un détour par les sciences cognitives et en particulier par la pragmatique du langage. La patrimonialisation, en effet, se pose comme un processus cognitif et langagier en tant qu‘elle contribue à faire émerger un nouveau sens et de nouvelles potentialités de développement à partir de la requalification de pratiques anciennes le plus souvent négligées ou tombées en désuétude. En utilisant le cadre théorique de la muséologie (Davallon, 2002), nous avons étudié précisément les manières dont certaines des nouvelles fêtes thématiques de notre corpus en arrivaient à se considérer comme patrimoniales. En enquêtant, toujours en Provence, sur une série d‘événements festifs spécifiquement consacrés à la valorisation des produits oléicoles (olivier, olives, huile d‘olive), il a ainsi été possible d‘isoler les différentes étapes constitutives du processus de patrimonialisation. Schématiquement, la première phase du processus prend la forme d‘une relance, qui va valoriser différents éléments du patrimoine oléicole, en commençant par les plus traditionnels (savoir-faire, outils anciens, etc.). Ensuite, une seconde phase se saisit des objets qui ont accompagné la première phase mais que cette dernière avait ignorés : des objets utilitaires issus de la pratique quotidienne peuvent désormais accéder au rang de patrimoine (techniques et outils récents). Enfin, la dernière phase est celle qui sépare les objets patrimonialisés de leur monde d‘origine pour les introduire dans de nouveaux univers de référence : l‘oléiculture passe alors d‘un univers agricole à un univers esthétique ou artistique ; elle devient un nouveau support de création qui intéresse les touristes et les personnes étrangères au milieu de production original dans le cadre de leurs loisirs. Ainsi, le processus de requalification sociale et symbolique qui est à la base de l‘opération de mise en patrimoine consiste essentiellement à associer aux objets patrimonialisés de nouvelles valeurs et à élargir progressivement leur sens en leur associant de nouveaux lieux, de nouveaux publics, ou de nouvelles formes d‘expression.
Cette conception de la patrimonialisation a l‘avantage d‘être dynamique car elle insiste sur les étapes et les ressorts sociaux et symboliques du processus plutôt que de s‘en tenir à la description objective d‘un paysage festif régional. Elle oblige ainsi à considérer les différents cas d‘étude de manière beaucoup plus approfondie. Pourtant, comme nous allons le voir, elle reste encore limitée au regard de la complexité des problèmes posés par la notion d‘immatérialité que nous discutons ici. Nous avons vu plus haut qu‘une caractéristique essentielle du « patrimoine festif » consiste à combiner des aspects matériels et immatériels. Comment comprendre ce qui se passe dans une fête patrimonialisée, lorsque se rencontrent justement le plan institutionnel de la valorisation du patrimoine culturel et le plan immatériel du vécu des pratiques ludiques et festives ? Au-delà des aspects historico-géographiques et sociocognitifs évoqués précédemment, il paraît nécessaire de prendre en considération quelques éléments supplémentaires pour saisir la nature singulière du « patrimoine culturel immatériel ». Outre le fait d‘être situés dans un espace et dans un temps, outre le fait d‘obéir à des logiques d‘acteurs et à des stratégies discursives, la dimension « immatérielle » du patrimoine renvoie à une troisième série d‘éléments : le patrimoine culturel prend appui sur du vécu, de la subjectivité, de la spontanéité, des sentiments, de la mémoire, de l‘imaginaire, des performances, des gestes, des rythmes, des sons, des couleurs, en bref il se fonde sur la reconnaissance institutionnelle de l‘expérience sensible des acteurs. De ce constat découle une conséquence majeure pour le futur des études patrimoniales : l‘étude des processus de mise en patrimoine nécessite de garder à l‘esprit une perspective d‘analyse phénoménologique et microsociologique, perspective que permet seule l‘immersion ethnographique dans le monde des acteurs. L‘immatérialité du patrimoine culturel, en dernière analyse, ouvre sur la matérialité même des pratiques culturelles : elle ne renvoie pas au monde des idées (qui s‘opposerait à la matérialité supposée du patrimoine monumental), mais contraint au contraire les experts et les décideurs à se transporter du plan général (celui de l‘étude des structures historiques ou cognitives de la pratique pour les scientifiques ; celui de l‘élaboration de règles communes d‘administration et de gestion pour les professionnels du patrimoine) à celui des faits concrètement vécus au quotidien. En cela, elle constitue un nouveau paradigme qui nous contraint à établir un certain nombre de règles afin d‘en développer l‘étude et d‘en faciliter la compréhension.
3. Eléments pour une critique raisonnée du patrimoine immatériel
Jusqu‘ici, nous avons montré que l‘apparition d‘une nouvelle catégorie institutionnelle de patrimoine, le « patrimoine culturel immatériel », rendait nécessaire le métissage des perspectives analytiques et la prise en compte empirique de la diversité et de la singularité des faits concernés par la patrimonialisation. Pour aller plus loin, cette partie se basera sur les conclusions des deux parties précédentes et formulera un ensemble de questions et de critiques. Elle s‘efforcera cependant d‘articuler la dimension critique avec la recherche de techniques opérationnelles directement utiles pour la mise en œuvre de la nouvelle catégorie patrimoniale, afin de dépasser l‘opposition convenue entre « étude critique » et « étude pragmatique » qui a nourri les controverses patrimoniales de ces dernières années (Tornatore, 2007).
Pour comprendre ce qui fait la spécificité de la catégorie du patrimoine culturel immatériel et produire une critique raisonnée de son émergence, il convient tout d‘abord de rappeler les principaux arguments qui accompagnent son usage. Parmi ces derniers, on relèvera tout d‘abord les discours qui associent intimement patrimonialisation et développement économique. Dans un contexte de crise globale de l‘économie post-fordiste, le patrimoine culturel aurait pour vertu de contribuer à la valorisation des ressources locales et de la diversité, entraînant des effets considérables dans le domaine touristique ou dans celui des industries culturelles (Leriche et al., 2008). Par ce biais, la patrimonialisation se donne à penser comme un processus bénéfique et quasiment inéluctable, en tant que mécanisme endogène de création de valeur et de compensation par rapport aux abus du système capitaliste financier mondial. A ce titre, elle est à la fois défendue par les investisseurs financiers en quête d‘alternatives à la crise économique et par les détracteurs de l‘économie classique en quête d‘un « supplément d‘âme ». Par comparaison, les discours relatifs à la valeur politique du patrimoine sont plus contrastés. Ce domaine, en effet, oppose clairement ceux qui considèrent le patrimoine comme une nouvelle modalité d‘action publique territorialisée aisément instrumentalisable et manipulable par le politique, et ceux qui voient en lui un creuset permettant de concilier les attentes et les aspirations des différentes classes d‘acteurs sociaux intéressés à sa promotion et à sa gestion. On retrouve ici les « critiques » qui dénoncent l‘instrumentalisation politique du patrimoine et les « pragmatiques » qui en font une voie d‘accès à la démocratie culturelle. Les arguments scientifiques épousent en grande partie ces positions, considérant tantôt que le patrimoine constitue un vecteur politique d‘homogénéisation de la diversité culturelle, tantôt au contraire qu‘il encourage les perspectives autochtones et donc le maintien de cette même diversité. Dans la réalité cependant, force est d‘admettre que ces trois plans l‘économique, le politique, le scientifique ؽ s‘entrelacent et se chevauchent en permanence. Il convient dès lors d‘éviter à la fois le piège d‘une vision laudative et celui d‘une critique trop radicale de la patrimonialisation. Pour y parvenir, analyser les décalages qui existent entre l‘approche institutionnelle globale et la diversité des modes locaux d‘appropriation du patrimoine constitue la première précaution à prendre. Mais pour arriver à penser ensemble le global et le local, il faut aussi arriver d‘abord à s‘extraire des spécialisations disciplinaires ou professionnelles où nous enferme trop souvent l‘habitude, et tenter ensuite de penser conjointement les modèles généraux et les pratiques quotidiennes.
Concernant le premier point, il constitue un prolongement possible des conclusions de notre première partie, si l‘on admet que l‘étude conjointe de la problématique du développement culturel (à une échelle macrosociologique) et de celle des cultures corporelles (à une échelle microsociologique) constitue une modalité possible de l‘analyse des décalages entre le point de vue général des institutions patrimoniales et les points de vue particuliers des différents acteurs sociaux impliqués. De manière opérationnelle, il s‘agit alors de saisir ensemble des processus institutionnels de mise en patrimoine et ce qui fait concrètement patrimoine sur le terrain. Les questions qui se posent sont alors nombreuses ; il est possible de les lister dans le désordre : comment s‘opèrent les choix politiques liés à la sélection des items patrimoniaux ? Qui participe à cette sélection ? Quel sens la patrimonialisation a-t-elle auprès des pratiquants ? Si l‘on admet la patrimonialisation comme une consécration, qu‘elles antécédents ont permis qu‘elle advienne ? Comment les biens ont-ils été valorisés dans le passé ? Selon quelles logiques ? Les acteurs considèrent-ils que leurs pratiques sont originales, ou au contraire exemplaires ? Les pratiques patrimonialisées sont-elles coutumières ou exceptionnelles ? Relèvent-elles du stéréotype et de la « vitrine identitaire » ou du sentiment d‘appartenance ? Qui précisément les porte et les fait vivre au plan local ? Quelles sont les conceptions vernaculaires de la tradition, de l‘identité et de l‘authenticité qui les accompagnent ? A propos de chaque élément du patrimoine culturel immatériel, répondre à de telles questions suppose des enquêtes approfondies pour déterminer la valeur plus ou moins emblématique des biens patrimonialisés eux- mêmes.
On est alors fondé à examiner le second point, qui constitue quant à lui un prolongement possible des conclusions de notre deuxième partie. Parce qu‘il constitue un concept nouveau, le patrimoine culturel immatériel contraint les experts comme les décideurs à imaginer de nouveaux dispositifs de réflexion et d‘action. En interrogeant précisément l‘articulation local/global, il oblige ses analystes à interroger eux-mêmes cette articulation. Il peut alors servir de prétexte à une reconfiguration générale des hiérarchies expertes. Par son caractère hybride relié aux macrostructures décisionnelles comme aux microstructures du quotidien il permet d‘initier un dialogue entre ceux qui ont l‘habitude de formuler des modèles généraux ou d‘élaborer des règles communes d‘administration et de gestion, et les simples pratiquants, spécialistes « par corps » des faits qu‘ils expérimentent à l‘échelle locale. Ces derniers se retrouvent en effet promus experts de leurs propres pratiques : la dynamique du patrimoine culturel immatériel permet finalement de rassembler les « porteurs de projets » (selon la terminologie des spécialistes du développement culturel) et les « porteurs de traditions » (selon la terminologie de l‘UNESCO, qui promeut les cultures corporelles au rang de patrimoine). On se rend ainsi compte que l‘élaboration de nouveaux concepts, la mise en commun de différentes traditions analytiques, et l‘approche compréhensive des caractéristiques du patrimoine culturel immatériel, n‘ont de sens que parce qu‘elles accompagnent un ensemble de questionnements et de positionnements nouveaux sur le terrain.
Conclusion
Ce texte fait le choix de dépasser l‘approche normative et prescriptive de l‘UNESCO en refusant de limiter la réflexion au corpus des pratiques officiellement labellisées comme patrimoine culturel immatériel depuis 1999. Au contraire, nous avons voulu voir dans le patrimoine culturel immatériel une catégorie ouverte, susceptible de s‘étendre à tout un ensemble de gestes et de conduites ludiques qui accompagnent des rites et des événements festifs précisément localisés dans l‘espace et dans le temps. Ce choix est sans doute contestable, car il n‘aborde pas les problèmes concréts liés à la mise en œuvre du label. Mais si des enquêtes « post- proclamation » sont plus que jamais nécessaires là où l‘UNESCO accorde ses labels patrimoniaux, elles gagnent à être accompagnées ؽ conformément au titre du colloque par une réflexion plus fondamentale sur « l‘immatérialité du patrimoine culturel ». Ce type de réflexion paraît en effet le meilleur moyen pour aborder frontalement certaines questions de fond. De fait, déterminer si la patrimonialisation est inéluctable ou au contraire réversible, si elle a un impact économique et lequel, si elle accompagne les populations ou si elle comporte des risques d‘instrumentalisation politique, si elle est souhaitable au nord parce qu‘elle permet de développer le tourisme et nuisible au sud parce qu‘elle impose des normes, ne nous éclaire guère sur ce qu‘implique la notion d‘immatérialité elle-même. C‘est pourquoi nous avons préféré fonder notre analyse sur une acception plus ouverte de la notion de patrimoine culturel immatériel. Un tel choix permet d‘abord de disposer d‘une masse plus considérable de données à critiquer, car il conduit à considérer comme patrimoine culturel immatériel l‘ensemble des gestes, rites, savoir-faire, etc., potentiellement patrimonialisables plutôt que l‘ensemble limité des situations officiellement labellisées par l‘UNESCO. Par voie de conséquence, ce choix permet de confronter le contenu de la notion tel que défini par l‘UNESCO et la diversité des conceptions vernaculaires de l‘immatérialité. Si dans la conception occidentale le patrimoine immatériel s‘oppose au patrimoine matériel comme l‘âme s‘oppose au corps, alors son institutionnalisation à l‘échelle mondiale pose la question ؽ éminemment anthropologique ؽ de la coexistence et de la confrontation de différents systèmes symboliques et ontologiques. Comment comprendre en effet la notion d‘immatérialité promue par l‘UNESCO dans des sociétés où l‘âme est double, voire multiple ? Une telle question conduit à valoriser les conceptions indigènes du patrimoine culturel immatériel par rapport à la définition institutionnelle. De même que des historiens ont insisté récemment sur la relativité historique des conceptions de l‘histoire et du temps, de même la catégorie du patrimoine culturel immatériel nous invite à considérer la relativité géographique et culturelle du patrimoine. Si les différentes sociétés obéissent à des « régimes d‘historicité » qui leur sont propres (Hartog, 2003), il semble que le patrimoine culturel immatériel nous invite à mettre en comparaison les modes de réaction à la patrimonialisation, c'est-à-dire à étudier le patrimoine sous l‘angle des différents « régimes de patrimonialité » existants.
Bibliographie :
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« Mondes contemporains ».
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Le 27/12/2024
Source Web par : Livre "De l’immatérialité du patrimoine culturel"