Université Ibn Zohr d'Agadir Les Juifs du Sud marocain face aux bouleversements du XVIIème au XIXème siècle
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Les Juifs du Sud marocain face aux bouleversements du XVIIème au XIXème siècle

Par M’Hamed Ahda

Université Ibn Zohr, Agadir - Maroc

Très anciennement installés dans le Sud Marocain, les Juifs sont hors caste auprès des habitants, mais ils sont dépendants.

L’histoire et la tradition s’accordent à leur donner une large place parmi la population subsaharienne et saharienne,(1) sachant que les juifs ont commencé très tôt à immigrer au Maroc et à s’établir dans les vallées sahariennes dès le VIème siècle avant J.-C. mais également au début de l’ère chrétienne.

L’arrivée des juifs dans ces régions reste un problème pour les chercheurs(2).

Malgré la précarité des indications qu’ils possèdent sur l’extension ancienne du judaïsme dans le Sud Marocain, les rares preuves contemporaines de l’existence de communautés juives en Afrique du Nord à l’époque préislamique ne permettent pas d’affirmer avec assurance l’importance démographique et culturelle du judaïsme dans ces régions. La situation vraisemblable semble être qu’avant la conquête musulmane, les juifs ont judaïsé(3) une partie de la population berbère du Maroc et sa partie saharienne. Ibn Khaldoun(4) l’assure expressément, mais l’une des conséquences de cette conversion, d’après certains auteurs(5), suivie d’une nouvelle conversion à l’Islam plus tard, phénomène assez fréquent au cours de l’histoire, aboutit à cette difficulté de détermination. S’agit-il de berbères judaïsés ou de juifs berbèrisés ou islamisés? Les deux éléments se sont profondément interpénétrés à une époque récente tout en formant des groupes particuliers avec chacun ses coutumes.

Les juifs ont été arabisés sans perdre pour autant l’usage de leur langue.

Cela ne semble pas être le cas de la population juive urbaine des grandes villes du Maroc, Fès, Marrakech et villes côtières, restée très attachée à ses savants autant qu’à ses traditions. Pour Slouschz, les descendants des berbères, avec leurs manières primitives et pénétrées de coutumes locales, représentent les « vrais » juifs nord africains(6).

Des documents historiques attestent l’existence de nombreuses communautés juives dans les vallées de Draa (Imini-Tilit…), dans le Sous à Wijjan, Assaka de l’Anti Atlas, à Illigh, Ifrane, et à Ouad Noun sur la bordure saharienne (7) depuis le moyen âge. Des traditions rapportent que des prophètes persécutés par Nabuchodonosor se seraient enfuis par la mer pour débarquer à Massa d’où ils seraient partis vers l’est à l’intérieur des terres. Sidi Chanaouel, serait passé par Tamdoult n’Ouaqqa (Bani) ou il serait enterré au pied de la montagne coté saharien .Sidi Daniel serait arrivé à Taguemmout (Anti-Atlas central(8)).

Ou il serait enterré .Sidi Ouarkennas serait enterré entre Tizerht et Issafenes juifs étaient généralement bilingues, arabophones. Quelques-uns étaient exclusivement berbérophones. C’est dans ce grand Sud que les juifs semblent avoir assuré en effet une part notable de l’activité économique. Leurs communautés naissent et se développent au sein des régions les plus actives sur le plan commercial.

L’essor de ces communautés dans ces régions parait quasi parallèle à celui du commerce caravanier transsaharien. C’est vraisemblablement la conséquence de l’une des réformes importantes de l’Islam, qui a expressément interdit l’usure (riba). Les non musulmans, en l’occurrence les juifs, deviennent les prêteurs à gage officiels, dans un état islamique garantissant la protection des communautés juives,(9) ainsi que leur droit de pratiquer leur religion.

Cependant, dans la plus grande partie de ces régions, particulièrement dans le Sous et sur les marges du Sahara, le contrôle du gouvernement central était très relâché, si ce n’est entièrement absent(10). Par voie de conséquence, la protection de la communauté juive incombait davantage aux imgharens des tribus et aux chefs des zaouïas qu’au Sultan. La relation entre ces chefs et les juifs se perpétuait de génération en génération et la protection des juifs était considérée comme sacro-sainte. Ce système fonctionnait en raison du rôle important et indispensable à l’activité commerciale à longue distance menée par les puissantes forces politiques et religieuses locales de la région et le rôle prépondérant d’Illigh (grande puissance régionale au 17ème siècle) dans le commerce transsaharien.

Pour se doter d’une assise matérielle susceptible de servir ses ambitions politiques, Sidi Ali ou Moussa, le fondateur vers 1612 de cette zaouïa, a fait appel aux juifs d’Ifrane(11). Et pour les encourager à rester sur place, il essaya en dépit des intérêts frappants, de faire construire par les «dhimmis» de nouveaux édifices religieux et d’inciter les «fouqaha» à les autoriser à bâtir une synagogue,(12) malgré le refus du qadi Abou Mahdi Sidi Aissa es-Sektani. Illigh fut détruite par le Sultan Alaouite My. Rachid en 1670, mais retrouva sa position politique à la fin du XVIIIème siècle sous Sidi Hachem(13). Possédant une grande richesse et un grand pouvoir, il a sous ses ordres quinze mille Cavaliers des mieux armés. Toutes les caravanes venant du Soudan occidental jugent nécessaire de s’assurer son amitié et sa protection.

Ainsi, les Semlalites «d’Illigh» ont pu monopoliser le commerce du sud autour du Moussem annuel de Sidi hmad ou moussa, ce qui nous permet de suggérer une étroite corrélation entre commerce et pouvoir dans l’histoire du Maroc. Les voyageurs commerçants délaissèrent peu à peu le Draa et le Tafilalt, au profit du Souss et Ouad noun, pratiquant le commerce avec les européens (Hollandais, Anglais et autres nations).

Les sources montrent que la communauté juive de cette Zaouïa, aussi bien que la communauté voisine d’Ifran(14) étaient étroitement liées au chef de la puissante famille d’Illigh qui confiait à ses juifs tout l’écoulement, vers le Soudan et à Essouira(15) en particulier après 1765, de divers produits (plumes d’autruche, gomme, ivoire, etc.) et l’achat d’articles d’importations (vendus à l’occasion de moussems) ainsi que des opérations financières à caractère plus au moins usuraire, lesquelles opérations étaient consignées parfois dans des actes rédigés en caractères hébraïques(16). Les juifs d’Illigh étaient considérés comme des protégés de la zaouïa. S’ils étaient dévalisés ou tués, le chérif punissait en représailles la localité à laquelle appartenaient les criminels. Les études récentes sur Illigh et sur ses juifs montrent que les liens sociaux entre ces derniers et les habitants étaient très étroits, ils semblent avoir assuré une part notable de l’activité économique. À la base, une symbiose sociale, économique et culturelle malgré l’infranchissable fossé

religieux et la ségrégation de l’habitat, des relations quotidiennes de bon voisinage tolérant n’exclut pas des éruptions de violence sauvage dans les périodes de crise.(17) Le tout dans le contexte d’un pays essentiellement rural, farouchement isolé et replié sur lui-même, méfiant envers tout ce qui vient de l’extérieur non musulman. Les manuscrits dont nous disposons attestent des relations entre musulmans et juifs à Illigh, Ifran, Ouad Noun et ailleurs dans le Sud Marocain pendant cette période de mutation et qui coïncide avec les grands bouleversements des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles et l’éruption de l’occident et sa civilisation dans une société quasimédiévale.

Les deux communautés restent malgré tout fidèles à leur environnement local, historique et géographique.

Elles font partie intégrante du paysage socioculturel et linguistique, vivent certes dans une espèce de différence identitaire, mais elles restent intransigeantes sur leur foi et leurs croyances. Notons une absence de barrière hermétique entre les deux communautés, on peut parler parfois même d’absence totale de toute différenciation dans l’habitat. La détérioration du climat intercommunautaire n’a cependant jamais atteint au cours de cette période le stade d’un affrontement ouvert d’allure confessionnelle ou ethnique ni dépassé, en général, les limites d’incidents isolés tel le cas(qui n’est confirmé par aucun texte ) d’un certain Bouhlassn (l’homme au bât) qui s’en prit aux juifs « d’Ifran»(18) vers 1790 J.C Qui se fait passer pour Moulay Yazid et essaya de les convertir de force avant que le chef de la Maison d’Illigh, leur protecteur traditionnel dans la région, puisse intervenir(19).

Les juifs d’Illigh et d’Ifrane étaient liés entre eux par les liens du sang, du mariage et par leurs intérêts économiques.

Au-delà de ces facteurs de réelle solidarité religieuse, ils avaient réussi à tisser des liens particuliers avec leurs frères des oasis d’Ouad Noun, Tamanart et Akka afin de monopoliser tout le commerce de ces régions. L’insertion du Maroc dans le marché mondial s’accompagne d’une monétarisation accrue des échanges intérieurs. Ce phénomène alla de pair avec la remise en cause de nombreux usages, en particulier en matière de circulation des biens et des personnes. Les juifs furent de par la prépondérance commerciale et bancaire de leur classe marchande, les principaux vecteurs de ces mutations(20). Il n’était pas rare de voir un riche notable juif jouer, grâce à sa fortune et à son intelligence malicieuse, un certain rôle dans la vie politique oasienne. Ce fut le cas notamment du cheikh des juifs de « Beni Sbih», Mouchi n’Ait Mijo, qui eut une grande influence dans la région de « Lktawa de Draa»(21).

Cette société juive du Sud Marocain du XVIème aux XIXème siècles nous offre aussi L’une de ces fortes personnalités rabbiniques qui dominent la mémoire collective du Sud Marocain et dont le renom et la célébrité dépassent parfois le cadre du judaïsme.

Grand commerçant, exportateur de produits locaux et importateur de marchandises européennes, talmudiste et poète, Khlifa Ben Malka vécut essentiellement à Agadir entre la fin du XVIIème et le début du XVIIIème Siècle. Sa sépulture, située dans le vieux cimetière de la ville haute d’Agadir(22) est un lieu de pèlerinage judéo-musulman comme, du reste, sa réplique musulmane, la tombe d’une sainte locale, Lalla Safia, elle-même revendiquée et honorée par les juifs du pays(23).

Comme nous l’avons déjà souligné l’essor de la communauté juive du Sud Marocain est quasi parallèle à celui du commerce caravanier. Il est curieux de constater la judaïsation de la voie qui mène vers l’Afrique présaharienne, certains juifs paraissent installés depuis le temps immémorial tels ceux qui résident dans la région d’Ouad Noun, située au sud des localités précédentes, les localités d’Aguelmim, qui comptait environ 3000 habitants et un mellah de 100 familles juives (O. Lenz), d’Asrir et de Tighmart sont demeurées longtemps les marchés principaux d’où partaient et vers lesquelles convergeaient les grandes caravanes commerciales du Soudan. Le chef influent de la tribu des «Zouafites» M’bark Ou Bayrouk est responsable de sa communauté juive qui jouit de la sécurité et d’une protection efficace au point de la rendre intouchable.

Le recours aux manuscrits de cette région fournirait les matériaux d’une approche nettement plus rigoureuse de la réalité juive, de son imbrication avec son environnement musulman et contribuerait à placer la recherche résolument dans une perspective dynamique et à modifier sensiblement, sinon radicalement, la perception historique du «dhimi» constamment persécuté, pressuré, et marginalisé. Les juifs de ces régions dont la plupart étaient commerçants dans un monde d’anarchie échappé au pouvoir central la plupart du temps n’avaient aucun soutien en dehors de leur protecteur(24), mais tout le monde avait intérêt à les protéger pour assurer le reste du commerce dans ces régions sahariennes.

Malgré les humiliations qu’ils subissent, on ne connait aucune mention de massacre notable. Parmi tout ce qui peut aider à éclaircir cette situation, nous présentons un ensemble de manuscrits qui montrent comment les juifs ont été protégés par les notables, chefs des zaouïas et tribus pour assurer la continuité du commerce local. Ces manuscrits donnent aussi des indications précises sur la transformation en profondeur des rapports judéo-musulmans au Maroc, détérioration des relations et de remise en cause des fondements même de la coexistence intercommunautaire au cours du XIXème Siècle.

NOTES

(1) Au Touat, au Tafilalt, dans les vallées du Draa et de Ouad Noun de Tata ainsi que dans le Sous, ils semblent avoir constitué des centres importants de commerce et de culture «cultivée».

(2) Des documents historiques attestant l’existence de nombreuses communautés juives dans le Sous et sur la bordure saharienne depuis longtemps, Cette immigration aurait peut-être coïncidé avec le développement de la colonisation phénicienne du (VIème au IVème Siècle AV.JC).

(3) Pour plus de details voir l’article de H. Z. (J. W°) Hirschberg : «The problem of the judaized Berbers» In Journal of African History Vol. 4. N. 3 1963. Cambridge University Press. P. P. 313-319).

(4) Ibn Khaldoun : Histoire des Berbères, 4 Vols, Paris 1925-1956, vol I P. P 208- 209.

(5) Ch. Monteil comme exemple «Problème du Soudan: juifs et judaïsés», Hesperis, 1951, Tome 38, P. 268.

(6) Nahum Slouschz. Un voyage d’études juives en Afrique, Paris Librairie C. Klincksieck. 1909, P.P 3-15.

(7) Au Bilad albaydan, les Maalmines (ces forgerons appelés «Ihoud») et dont beaucoup semblaient avoir reçu un héritage les techniques et les motifs de décoration traditionnels des juifs du Sud Marocain.

(8) Marie-France DARTOIS : Agadir et le Sud marocain à la recherche du temps passé des origines au tremblement de terre du 29 février 1960. Impr. IGOL.2008, Barcelone, p. 64.

(9) Statut de «Dimma» autrement dit de «protection» garantissant au juifs leur vie, leurs biens, aussi que le respect tant de leur culte que des règles de droit qu’ils s’appliquent à eux –mêmes .Mais cela, sous réserve par eux, de payer un impôt spécifique la « jizia ».

(10) Au Maroc des 17ème, 18ème et 19ème siècles, le déclin du commerce caravanier et ses conséquences sur l’exercice du pouvoir, les difficultés des populations qui s’adonnaient à cette activité, autant que celles qui en contrôlaient les routes, l’enrichissement des zaouïas, et le contrôle de plus en plus sensible de commerce par les étrangers qui commençaient à s’installer dans les ports, toutes ces raisons concouraient à l’affaiblissement du pouvoir central au Maroc présaharien et saharien.

(11) Selon la tradition orale, Ifran (Anti Atlas) serait la plus ancienne présence juive dans la région, le « Mellah » d’Ifran est un point stratégique important pour le commerce caravanier.

(12) P. Pascon, La Maison d’Illigh et L’histoire sociale du Tazerwalt, Rabat, 1984, p. p 121-123.

(13) Le chef d’Illigh (Tazarwalt) reprenait son autorité sur les tribus de l’Anti Atlas, son état maraboutique a été soutenu essentiellement par la grande tribu des «Iguzouln».

(14) Le Mellah d’Ifran contient la plus ancienne communauté juive de la région. Le rabbin Youssef ben Mimoun (qui serait mort en l’an 5 av. J.C) fut l’un des plus vénérés saints juifs dont la réputation attire encore aujourd’hui chaque année des pèlerins juifs venant des quatre coins du monde. Pour plus de détails voir l’article de Vincent Monteil : «Les juifs d’Ifran», in Hesperis 1948, p.p :151-162.

(15) En 1765, le sultan Mohamed ben Abdallah reconstruit la ville Essaouira (Mogador) et octroie à plusieurs familles juives des privilèges commerciaux que favorisent le développement de la ville, la situation des juifs de cette ville va s’améliorer considérablement.

(16) P. Pascon : «Le commerce de la maison d’Illigh d’après les registres comptables de Husayn ben hachem (Tazerwalt- 1850-1875)», Annales ESC, 3-4. Mai-Août 1980, p. 720.

(17) Robert Assaraf : “Une certaine Histoire des juifs du Maroc : Brodard et Tanpin. La flèche 2005, p 22.

(18) Soixante juifs d’Ifran furent surpris au Souk el Khmis des Ait Boubker par cette personne qui leur donna le choix entre conversion à l’Islam et la mort.

(19) Kenbib Med : «Juifs et musulmans au Maroc 1859-1948», Imprimerie Najah el Jadida- Casablanca, 1994, p. 49.

(20) Kenbib, Mohamed, op. cit, p. 253.

(21) Il faut distinguer parmi les juifs marocains une oligarchie et un prolétariat, un petit nombre monopolisant grâce à ses capitaux , à ses correspondants internationaux, à son information supérieure en matière d’arrivages de terre et de mer, l’importation de thé, du sucre et de cotonnades, grossistes et banquiers rigoureux à l’égard de leurs coreligionnaires petits détaillants et petits usuriers dans les mellahs. Voir L-Massignon, «Enquête sur les corporations musulmanes des artisans et commerçants du Maroc» in Revue du Monde Musulman, vol. LVIII- 1924, p. 151.

(22) Les deux tombes ont été transférées après le séisme d’Agadir fin février 1960, celle de KHLIFA Ben Malka est actuellement dans le nouveau cimetière juif de «Tildi» à Agadir, quant à celle de Lalla Safia, elle se trouve dans l’enceinte du Marabout Sidi Boulqnadel, près du port de la ville.

(23) Hain Zafrani, Le judaïsme maghrébin. Le Maroc, terre des rencontres, des cultures et de civilisations. Imprimerie Najah Al-jadida, Rabat, 2003, p. 129.

(24) Voir le manuscrit N° 3, pacte de protection entre juifs et chefs de tribus à Aguelmim.

Source web : Prof. M’Hamed Ahda

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