Grigori Lazarev Les mouvances de population dans les provinces sahariennes De l’histoire à aujourd’hui (Géoparc Jbel Bani)
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Grigori Lazarev Les mouvances de population dans les provinces sahariennes De l’histoire à aujourd’hui (Géoparc Jbel Bani)

Par Grigori Lazarev (grigorilazarev@gmail.com)

* Cet article reprend un texte publié dans le livre (à paraître) qui rend compte des communications présentées lors de l’hommage rendu au Professeur Mohamed Berriane par ses collègues et des chercheurs lors de la rencontre organisée à Rabat, en juin 2014, par la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Mohammed V. L’auteur remercie deux amis sahraouis qui ont bien voulu relire ce texte en février 2015, Sidi Mohamed Fadel Dadi et Mohamed Abdallah Bekkar, et qui m’ont suggéré des corrections de faits, de nuances et d’expression.

Une place particulière doit être faite aux provinces sahariennes dans l’étude des migrations et des mouvances de population au Maroc. Ces provinces sont souvent perçues comme ayant une spécificité géographique qui les met un peu à part dans le territoire national. Mais lorsqu’on les regarde avec une focale ciblée sur ces mouvances, ce qui ressort, surtout, ce sont les continuités humaines qui ont, des temps de l’histoire aux temps contemporains, cimenté une solidarité démographique rattachant ces provinces au reste du Maroc. C’est ce que nous montrent aussi bien la longue histoire que celle, plus récente, des dernières décennies. La longue histoire s’inscrit dans le contexte des relations séculaires du Maroc avec l’Afrique subsaharienne mais aussi dans celui des dynamiques anciennes du peuplement du pays. L’histoire récente s’inscrit, elle, dans celui d’une profonde transformation de l’implantation humaine dans les régions du Sud, celles-ci passant, en une trentaine d’années, d’une occupation pastorale de l’espace à une sédentarisation dominée par l’urbanisation. Cette histoire récente montre aussi comment, reprenant les leçons des mouvements migratoires passés, de nouveaux amalgames de populations sont en train de se former. Ce sont certes là deux dynamiques historiques très différentes, mais elles ont en commun la continuité des relations et des interpénétrations des populations du Nord et du Sud. Nous ne ferons qu’évoquer la longue histoire, qui est déjà bien connue. L’essentiel de notre communication porte, par contre, sur les transformations récentes qui nous donnent de nouveaux regards sur les mouvances contemporaines des populations au Maroc.

De très anciennes relations le long des routes du nord au sud La présence marocaine le long de l’axe nord-sud, de la Méditerranée aux rives sud du Sahara, remonte à des siècles. On part toujours des Almoravides pour en montrer l’évidence. Mais les Almoravides n’ont influencé l’histoire du Nord qu’à partir du XIe siècle. Il existait, bien avant, des relations avec l’Afrique. Lorsque Sijilmassa fut fondée par les Midrarites Meknassa, des relations commerciales avaient déjà été établies avec Awdaghost, dans l’Awker mauritanien. C’est ainsi, par exemple, que l’on retrouve sur les cartes deux toponymes Meknassa près de Tikjidja, en Mauritanie, sur la route qui conduisait à Awdaghost. La suite de l’histoire, au cours des siècles, est jalonnée de migrations du sud au nord ou du nord au sud, toujours le long de cet axe.

Du nord au sud, ce furent des tribus almoravides qui revinrent au Sahara au XIIe siècle ; ce furent, plus tard, au XVIIe siècle, les Dhwi Hassan, ces tribus arabes maâq’il, fortement marocanisée par leur première implantation dans le Souss, qui occupèrent et transformèrent socialement le Sahara berbère des Sanhaja ; ce furent, plus récemment, les Ouled bou Sbaâ qui, venus du Sahara puis déportés de la région de Marrakech où ils s’étaient établis, prirent une place dominante dans le commerce transsaharien au XIXe siècle. Mais ce furent aussi ces lentes migrations de tribus berbères originaires du Sahara qui gagnèrent le Maroc présaharien et qui, franchissant l’Atlas, s’infiltrèrent jusque dans les montagnes atlantiques. Les Aït Atta furent les derniers de ces migrants venus du Sahara.

Les mouvances Dhwi Hassan au Sahara…

Au XVIe siècle, une branche des Arabes maâq’il, établit depuis plus d’un siècle dans le Souss, celle des Dhwi Hassan (les Hassan), s’infiltre progressivement dans le Sahara occidental, occupé par des tribus Sanhaja (Iznagen). Au XVIIe siècle, ils font la conquête du pays, soumettant les Sanhaja (guerre de Charr Buba, 1644-1674). Divers conflits inter-tribaux modifient les territoires des tribus dominantes, Ouled Dlim et Ouled Bou Sbaâ (une partie de cette tribu, émigrée au nord, est renvoyée dans le Sahara par l’Alaouite Sidi Mohamed au XVIIIe siècle). A l’est, les territoires de la route saharienne de Taoudeni Tombouctou sont occupés par les Berabish et les Tadjakant. Des tribus berbères occupent certains territoires mais en condition vassale (Arusiyine, Imragen). Au nord, le territoire est occupé par les Berbères Tekna.

Quelques Maâq’ils occupent encore la basse vallée du Drâa (Dhwi Menia).

Au XVIIIe siècle se constituent les émirats du centre (Adrar) et du sud du Sahara atlantique (Trarza, Brakna, Hodh). Une région cependant, le Tagant, reste sous contrôle de Berbères arabisés, les Idaw’Ich.

Au XVIIIe-XIXe siècle, diverses composantes de tribus sahariennes se sont placées sous la protection de la nouvelle confédération maraboutique des Rgaybat, fondée à Es-Smara par Ahmed El Rguibi (ces composantes se disent Rgaybat mais sont considérées comme assimilées). Cette confédération était, à la fin du XIXe siècle, devenue la principale puissance politique du nord du Sahara occidental. Elle interviendra une dernière fois au Maroc du nord pour combattre la colonisation française.

… et les mouvances vers le nord des tribus berbères sahariennes Les Aït Atta sont des nomades sahariens montés progressivement vers le nord depuis les régions plus au sud. Ils sont les derniers arrivés (au XVIIe siècle, pense-t-on). Mais il ne sont que les successeurs de multiples populations sahariennes qui, depuis des siècles, ont suivi le même chemin qui les a conduits vers les pâturages d’altitude du Haut-Atlas central et oriental, puis, un jour, les a amenés à passer sur le versant nord et poursuivre vers le Moyen-Atlas, les parcours du Tadla, puis ceux d’un mythique azaghar des plateaux atlantiques ou vers les régions prérifaines ou même rifaines. Les Aït Idrassen ont suivi le même chemin ; les Aït Haddidou, ce pilier des Aït Yafelman, disent avoir fait partie des Aït Atta.

Critique économique n° 33 • Hiver-été 2015 27 Les mouvances de population dans les provinces sahariennes C’est une sorte de mystère que de voir tant de tribus émerger, tout au long de l’histoire maghrébine, de régions désertiques si faiblement peuplées. Au Maroc, ces migrations ont commencé bien avant l’Islam. Les Almoravides en sont provenus, mais ne laissant que des traces politiques. Leur mouvance se greffait pourtant sur une tradition de migrations qui alimentaient des déplacements vers tout le Maroc présaharien, de la Saoura au Souss.

Les XIVe et XVe siècles, dominés par les Maâq’ils, fermèrent un temps l’horizon vers le nord. De la Saoura au Souss, les pâturages et les oasis furent occupés par les Arabes maâq’il. Mais les migrations des Dhwi Hassan vers le Sous, puis vers le Sahara occidental et celles des Dhwi Mansur vers le Moyen-Atlas ré-ouvrirent les routes anciennes. Au XVIIe siècle, elles furent d’autant plus recherchées que les Eznagen, ces descendants des tribus qui avaient constitué la mouvance almoravide, se virent privés de leurs espaces sahariens. Nombreux furent ceux qui migrèrent vers le Maroc présaharien, à nouveau libre de l’occupation arabe. Les Aït Atta en furent des protagonistes. Bien d’autres, qui ont laissé dans l’ethnonymie le nom d’Eznagen, firent également partie de ces migrants.

Ce furent, dans l’autre sens, toutes ces tribus sahariennes dont on retrouve aujourd’hui des segments dispersés dans le Maroc du nord, ces ‘Abda, de la côte atlantique, ces Rehamna, Cherarda, Ouled Dlim, Zirara, Tidrarin et d’autres, établis dans la région de Marrakech, du Tadla, de Sidi Kacem. Que dire aussi des ‘Aroussiyine, aujourd’hui, au sud de Laâyoune, qui prétendent être originaire des Beni Aros, près de Larache, ou, encore de la référence légendaire des tribus Ghomara à leur origine dans la Saqiyya el Hamra ?

Et combien d’hagiographies de saints marocains n’évoquent-elles pas l’enseignement que ces saints reçurent dans la Saqiyya el Hamra ? Le dossier des allégeances au sultan d’émirs et de tant de chefs de tribu de l’actuelle Mauritanie ou du Rio de Oro-Saqiyya el Hamra n’est là que pour confirmer, pour des périodes plus récentes, les relations séculaires entre les territoires du Sud et la souveraineté instituée dans une capitale du Nord. L’histoire de Tombouctou et celle des Arma sont indissociables de celle des dynasties chérifiennes depuis le XVIe siècle.

Les pistes caravanières qui conduisaient aux régions du Sahel de l’Ouest africain, vers le Niger, au nord du Mali, vers le fleuve Sénégal, sont ponctuées de sites que mentionnent tous les récits de voyage, d’Ibn Batutta à Léon l’Africain et d’autres. Les départs vers le sud se faisaient depuis ce que l’on a appelé les ports sahariens, Sijilmassa dans le Tafilalt, Noul, près de Guelmim, dans le Souss. Les voyageurs venant du Touat rejoignaient ces ports, parfois par Tabelbala, avant de se diriger vers le sud. On trouve encore au M’hamid, au coude de l’oued Dra, ce fameux panneau routier, posé par l’administration du protectorat et qui indiquait : Tombouctou, 55 jours. Les pistes vers Tombouctou empruntaient un chemin passant par Tindouf et les salines de Taoudeni et de Teghaza. Des documents donnent les noms de caïds de Taoudeni nommés par le Makhzen. Les pistes vers le Sénégal passaient par Chinguetti et Ouadane, en bordure de l’Adrar mauritanien. Durant des négociait, directement ou indirectement, avec les tribus sahariennes. Les confréries religieuses jouaient aussi souvent un rôle d’intermédiaire. Dans le Touat et la Saoura, l’influence de la Wazzaniyya est bien connue. Ces pistes ont été la colonne vertébrale du commerce transsaharien. Mais elles ont aussi été les chemins des migrations du sud vers le nord et du nord vers le sud.

Les provinces « sahariennes » Une grande partie des territoires par lesquels passaient ces pistes, depuis le sud de l’Atlas, fait aujourd’hui partie de l’espace national du Maroc.

D’autres territoires, relevant autrefois de l’obédience makhzénienne, se trouvent, par contre, en Mauritanie et dans des territoires annexés du temps de l’Algérie coloniale. Cette partie de l’espace national correspond aux « provinces sahariennes », dites aussi « provinces du Sud ». Celles-ci comptent les territoires de Tan Tan et Tarfaya, autrefois sous protectorat espagnol et réintégrés, en 1958, dans le territoire national, et, par ailleurs, les anciens territoires de la colonie espagnole du Rio de Oro, revenus plus tard dans le territoire national. Les divisions administratives incluent aussi, dans les « provinces du Sud », la région de Guelmim-Es-Smara, majoritairement oasienne.

Pour les populations nomades de l’époque, il n’y avait pas de frontières, les zones de parcours traversant les limites tracées sur la carte et débordant, très largement, en Mauritanie, en Algérie et dans le Maroc présaharien. Tindouf, jusqu’à sa conquête par la France, était une étape sur la route historique du Maroc vers Tombouctou. Dans la période qui suivit l’Indépendance, l’Armée de libération marocaine s’engagea dans la libération des territoires occupés par l’Espagne, prolongeant aussi son infiltration jusque dans l’Adrar mauritanien, alors sous domination coloniale française. Une curieuse alliance se fit à ce moment entre la France et l’Espagne pour prévenir la menace que pouvait représenter ce mouvement de libération. Ce fut l’opération Écouvillon. Les événements qui accompagnèrent cette opération eurent des incidences sérieuses sur les rapports entre les tribus locales, qui purent se retrouver dans des camps opposés. La répression militaire et les conflits qui s’ensuivirent incitèrent certaines populations à quitter le territoire du Rio de Oro-Saqiyya el Hamra du Maroc. Les Tekna, pour leur part, sont en général restés dans les régions de Tan Tan et Tarfaya et de l’oued Drâa, retrouvant l’unité de leurs anciens territoires après la réintégration de l’aire de protectorat espagnol. Les oppositions tribales de cette époque, souvent héritées de conflits beaucoup plus anciens, se manifestent encore aujourd’hui dans des formes d’hostilité, non oubliée, entre certaines tribus sahariennes, par exemple, entre les Rgaybât et les Ouled Dlim.

Les trois régions qui regroupent les provinces du Sud comprennent deux ensembles. Le premier comprend la région de Laâyoune-Boujdour-Saqiyya Critique économique n° 33 • Hiver-été 2015 29 Les mouvances de population dans les provinces sahariennes el Hamra (provinces de Boujdour, Laâyoune et Tarfaya) et la région de Oued Ed-Dahab-Lagouira (provinces d’Aousserd et d’Oued Ed-Dahab). Le second ensemble est constitué par la région de Guelmim-Es-Smara (provinces d’Assa-Zag, Es-Semara, Guelmim, Tan Tan et Tata). Le premier ensemble correspond à la plus grande partie de l’ancienne colonie espagnole et à un segment territorial de l’ancien protectorat (Tarfaya). Le second ensemble est plus composite. Il regroupe des provinces oasiennes du Maroc présaharien (Guelmim, Assa-Zag et Tata) et des territoires autrefois d’économie pastorale, plus ou moins complètement nomade, et situés dans deux anciennes zones d’administration coloniale espagnole, d’une part, Es-Smara, située dans la délimitation coloniale, et, d’autre part, Tan Tan, située dans une partie de l’ancienne zone de protectorat espagnol.

Les deux régions du premier ensemble relèvent entièrement d’une problématique saharienne. La région de Guelmim-Es-Smara, par contre, associe deux problématiques différentes, une problématique saharienne dans les provinces de Tan Tan et Es-Smara, et une problématique principalement oasienne et d’ancienne sédentarité dans les provinces de Guelmim, Assa-Zag et Tata. Les observations que nous nous sommes proposé de faire ici sur les mouvances migratoires dans les provinces du Sud s’appliquent essentiellement aux régions et provinces sahariennes. Ces provinces ont en effet connu, en un peu plus de trente ans, des transformations démographiques d’une surprenante profondeur. Elles sont passées d’une occupation pastorale et nomade à une sédentarisation dans des villes qui regroupent la plus grande partie de la population. Leur composition démographique s’est par ailleurs transformée, une population composite se formant dans ces villes, mêlant aux populations autochtones des populations non sahraouies venant du nord et des populations d’origine sahraouie revenues dans ces provinces. Le champ de notre propos s’applique à toutes les provinces sahariennes qui ont connu la même évolution. Celles-ci comprennent les provinces des deux régions sahariennes er les deux provinces sahariennes de la région de Guelmim-Es-Smara. Ce que l’on peut dire de ces régions et provinces n’est pas transférable aux provinces oasiennes qui ont connu des dynamiques démographiques très différentes – bien que ces provinces partagent, avec les provinces sahariennes, les mêmes problèmes sociaux en matière de pauvreté, d’emploi, d’inclusion sociale. L’évolution démographique des provinces sahariennes est liée aux effets du conflit armé qui, dans les années 70, et surtout à partir de 1975, a affecté ces territoires ainsi qu’aux profondes incidences de la politique de développement promue par le gouvernement marocain. Une telle transformation n’a pas de précédent historique. Mais il faut y voir, avec un autre regard, la continuité des flux humains entre le nord et le sud du pays qui ont marqué les siècles. C’est ce constat qui rattache notre analyse du présent aux propos sur l’histoire que nous avons évoquée au début de notre texte (1).

La démographie des provinces du Sud Les statistiques démographiques de référence sont celles du recensement de 2004. Ces données ont, depuis, été complétées par diverses informations qui permettent d’avoir une idée de la composition socio-ethnique des populations.

La population des provinces du Sud totalise 946 000 habitants. Elle a des origines composites : on y trouve des Sahraouis autochtones (caractérisés par le Recensement de la population par le parler hassaniya) qui représentent 25 % de la population totale ; des autochtones non sahraouis (37 %) ; des populations migrantes venues du nord du pays, les Dakhili (27 %) ; des populations d’origine sahraouie, installées en 1991 et jusqu’en 2011 dans des camps de transit (11 %). Ces dernières populations comprennent des Sahraouis qui avaient quitté la zone espagnole au moment de l’indépendance marocaine et s’étaient établis dans le Maroc présaharien et, par ailleurs, des populations du nord appartenant à des tribus d’origine saharienne (2).

Population des provinces du Sud : distribution par catégorie socio-démographique

Population-Sud

Sources : Recensement de la population 2004 et Agence du Sud. Le nombre des Sahraouis des camps et ralliés de OEL a été corrigé par une autorité de la région de OEL (communication personnelle).

La population des régions proprement sahariennes et celle des provinces de Tan Tan et Es-Smara dans la région de Guelmim sont en majorité urbaines.

Cinq villes totalisent quelque 410 000 habitants, soit 92 % de la population de ces régions. Laâyoune (250 000 hab.) concentre 62 % de la population urbaine des provinces sahariennes. Dans les provinces présahariennes de la région de Guelmim (Guelmim, Assa Zag, Tata), la population rurale est plus importante : 46 % de la population totale. La ville de Guelmim cependant dépasse les 120 000 habitants, et celle de Tata compte plus de 40 000 habitants.

La population des régions sahariennes

Les provinces qui occupent l’ancien Rio de Oro-Saqiyya el Hamra et une partie de l’ancien protectorat (les provinces des deux régions du Les mouvances de population dans les provinces sahariennes premier ensemble, donc sans les provinces d'Es-Smara et de Tan Tan), comptent 440 000 habitants. Plus des neuf dixièmes de cette population est urbanisée. Au total, elle comprend 163 000 Sahraouis autochtones (34 % de la population des deux régions). Elle comprend aussi 122 000 Sahraouis revenus du Maroc présaharien où ils s’étaient réfugiés après l’opération Écouvillon ou provenant de tribus du nord du Maroc originaires du Sahara (24 % de la population des deux régions). Ces dernières populations avaient été rappelées en 1991 en vue du référendum, installées dans des camps où elles sont restées jusqu’à leur très récent démantèlement. La population compte, par ailleurs, 185 000 citoyens (42 % de la population des deux régions) venus du reste du Maroc, comme fonctionnaires ou, pour la majorité, comme commerçants, hommes de métier, petits entrepreneurs et autres, attirés par les opportunités d’emploi et par un régime fiscal favorable (les militaires n’ont jamais été inclus dans cette statistique). Cette dernière catégorie de population est désignée par le terme « Dakhili ».

La région de Guelmim-Es-Smara (54 % de la population du Sud) est à cheval sur les écologies présahariennes et sahariennes. Les statistiques ne permettent pas de stratifier cette population en distinguant séparément Tan Tan et Es-Smara, d’une part, et les trois autres provinces, d’autre part.

La stratification pour l’ensemble de cette région montre que la population autochtone non sahraouie représente 69 % de la population régionale ; les Sahraouis, 15 % ; les Dakhili, 13 % ; les Sahraouis revenus dans le Sud et établis dans les camps de la ville d'Es-Smara, 3 %.

Une population urbaine composite et fragmentée Aujourd’hui, il n’y a plus de société nomade dans les provinces sahariennes. Leur population est presque totalement urbaine. L’élevage du dromadaire est certes resté une activité très importante, mais il n’est plus le fait de tribus nomades. Le cheptel est constitué de très grands troupeaux possédés par quelques chefs de clan enrichis et que gardent des bergers salariés, équipés de véhicules tout terrain. La sédentarisation des populations autochtones et les apports de populations venues d’autres régions du Maroc ont donné naissance à une société urbaine composite.

Le coeur culturel et identitaire des régions sahariennes est incontestablement resté rattaché à l’héritage d’une société et d’une culture sahraouie.

Mais l’urbanisation et les afflux de populations d’une autre origine ont considérablement modifié le paysage social. Celui-ci est le résultat complexe des effets de la guerre, qui a poussé à un regroupement dans les villes, des premières politiques conduites dans ces régions depuis 1975, de l’énorme injection de ressources financières, des transformations endogènes qu’a connues la société urbaine du fait de l’éducation et de la diversité des groupes de population.

La dynamique du peuplement urbain montre que les composantes de la population ont formé, et forment encore, des groupements marqués par leurs origines et établis dans des quartiers souvent distincts. Mais une transformation de fond s’est accomplie. En trente ans, en effet, une nouvelle génération est apparue, qui n’a connu que l’univers de la ville et qui est passée par le même creuset de l’école, dont les progrès ont été parmi les plus remarquables au Maroc. Cette génération est en train de créer une nouvelle société urbaine.

Les Sahraouis d’origine ont suivi, depuis quatre décennies, deux chemins sociaux qui ont tendu à fissurer leur unité sociologique. Le premier chemin a été tracé par la politique initiale qui a donné la prééminence aux notables traditionnels dont l’autorité sociale était alors très forte. Ces notables, en général sans grand niveau d’éducation, se sont retrouvés aux postes politiques, une situation qui leur a permis d’installer leur clientèle dans les meilleures positions politiques, administratives et affairistes. Cette strate de la population, chantre de la culture beidane et des relations tribales, est cependant vite entrée dans une culture de l’enrichissement qui l'a progressivement séparée du reste de ses contribules. Ils n’en sont pas moins restés politiquement dominants, se référant aux tribus chaque fois qu’il y avait un enjeu électoral. Le chemin d’une grande partie des autres Sahraouis a été celui de l’école. Dès 1975, quelque centaines de jeunes Sahraouis furent envoyés dans les écoles du Nord. Au retour, cependant, ils ne purent obtenir, pour une grande partie d’entre eux, que des postes subalternes. Quelques dizaines partirent poursuivre leurs études en Espagne. Il y eut également, en 1988, une opération d’intégration dans la vie professionnelle de 6 000 jeunes Sahraouis qui furent envoyés au nord du royaume (3). L’intense effort de scolarisation s’est, par la suite, traduit par la formation d’un nombre considérable de Sahraouis diplômés. N’appartenant pas aux familles dominantes, ils n’eurent que quelques postes dans la fonction publique, devenant pour une partie d’entre eux des diplômés-chômeurs Les populations transplantées dans les villes du sud en 1991 pour soutenir le politique référendaire n’ont qu’en partie un héritage culturel sahraoui. Cette culture est, sans nul doute, celle des émigrés venus des tribus pastorales des provinces de Tan Tan et de Guelmim et qui constituent la plus grande partie des populations des anciens camps de Laâyoune. Mais ce n’est pas le cas d’autres émigrés, moins nombreux, dont la qualité de Sahraoui a été déterminée par l’appartenance à une tribu sahraouie émigrée depuis longtemps dans le nord du Maroc. Ces populations venant du nord se sont souvent engagées dans des emplois que les Sahraouis d’origine, encore marqués par la culture nomade beidane, se refusaient à assumer. Gens du nord, ces Sahraouis se sont souvent bien insérés dans le tissu économique.

Une autre composante de la population, désormais intégrée dans le paysage démographique, est celle des Marocains du nord établis depuis maintenant une bonne génération. Ils sont déjà plus nombreux que les Sahraouis autochtones. Ce sont les « Dakhili ». C’est dans cette catégorie que l’on trouve les fonctionnaires, les enseignants, les commerçants, des hommes d’affaires. C’est, dans les villes, la classe sociale la plus motrice.

Une nouvelle génération à la recherche d’une identité La rapidité et certains errements du processus de peuplement des villes ont produit des contradictions sociales qui posent aujourd’hui des problèmes identitaires et des défis pour l’emploi en des termes nouveaux.

Les séquelles des politiques passées et les situations de pouvoir qu’elles ont créées font de leurs détenteurs les plus farouches défenseurs d’un statuquo. Les transformations internes de la société urbaine ont, en revanche, créé des aspirations fortes pour une société qui aurait d’autres fondements.

La revendication sécessionniste qui est agitée par certains recouvre en fait ne contradiction sociale qui oppose une masse d’insatisfaits, d’origines multiples, aux segments sociaux, accrochés à des valeurs passées qui donnent un masque culturel aux valeurs nouvelles de l’enrichissement.

Les populations de moins de trente ans sont relativement bien formées, mais, qu’elles aient ou non des attaches tribales, elles ont un accès limité aux chaînes de l’enrichissement. Elles constituent une génération sans repères sociaux nets et porteurs d’intégration. Pour certains, ces repères ont une dimension idéologique, et, par un mécanisme compensatoire, ils sont sur politisés. Pour beaucoup d’autres, qui vivent dans la pauvreté, le seul repère est celui de l’exclusion. Cette génération, d’origine diverse, n’a qu’une image limitée de son histoire, et la perception de son identité socio-historique est loin d’être claire. Sa vision du futur est bornée par l’expérience de son vécu et de sa socialisation, et il est certain que les horizons en sont limités. Les tentatives, louables et justifiées, de promouvoir une éducation “régionalisée” qui pourraient renforcer une identité locale dans un contexte national élargi, ont, jusqu’ici, tourné court.

Mais le fait majeur est, sans nul doute, la sociabilité de cette nouvelle génération et, principalement, celle de la ville de Laâyoune qui domine la formation de cette sociabilité. Cette génération, d’origine diverse, est née dans des villes. Ces jeunes n’ont jamais connu la culture de la badiya, pas plus que les pays du nord d’où viennent certains de leurs parents. Séparés dans des quartiers « ethniques », ils se fréquentent cependant dans les écoles, dans les lieux de rassemblement social, dont cet étonnant paseo qui, chaque soir, occupe un trottoir de l’avenue principale de Laâyoune ainsi que la très belle place du Palais des congrès. Leur langue mélange l’arabe au hassania sahraoui ou au berbère, et on voit se créer une nouvelle sociabilité. Ces jeunes partagent les mêmes images de la société de l’internet et des réseaux sociaux, de la musique, du sport et des spectacles. Mais ils partagent aussi les mêmes problèmes de la difficile accession à l’emploi, du chômage, de la création économiquement viable d’un ménage. Cette société s’interroge sur le futur, et il est significatif qu’elle se soit retrouvée ensemble dans des mouvements de protestation à connotations sécessionnistes mais qui exprimait en vérité une contestation sociale contre les inégalités produites par les politiques actuelles. Cette jeunesse a certes hérité des origines de ses parents, mais elle est, bien que confusément, à la recherche d’une nouvelle identité. Cette tendance semble irréversible.

Ce constat plaide pour une reconstruction d’une identité nouvelle qui prendrait en compte la diversité, désormais composite, de la population.

Ce défi se fonderait, pour les plus jeunes, sur une adaptation du système d’éducation (programmes, gouvernance, formation des enseignants, encadrement pédagogique) et, pour les plus âgés, sur une intense politique culturelle au travers d’associations, de clubs, de réseaux sociaux, fortement aidés par des éducateurs. Cette démarche est essentielle pour sortir d’une référence tribale qui n’offre plus de valeurs adaptées à une société urbanisée et en voie de modernisation et pour promouvoir une intégration plus décisive des composantes, aujourd’hui, diversifiées de la population régionale.

Une société confrontée aux mêmes problèmes sociaux

La nouvelle génération partage, de plus en plus, les problèmes sociaux communs et, en premier lieu, celui de l’emploi. Seuls 37 % de la population active des villes des provinces sahariennes sont employés dans des activités économiques. Le taux de chômage des 15-24 ans est de 37 %, celui des diplômés du supérieur, de 25 %. Les femmes ne représentent que 9 % de la population employée. Le quart de la population totale est en situation de vulnérabilité. L’État marocain fait, depuis de longues années, un effort considérable pour soutenir cette population, mais son aide est très ciblée.

C’est ainsi que les 9/10e de la population des camps (les Sahraouis revenus d’autres régions) bénéficient de l’aide sociale, mais celle-ci atteint peu les autres catégories sociales. Le tableau d’ensemble nous montre une grande précarité et des besoins considérables d’emplois et de revenus. Ce déficit social n’a pas de caractère ethnique, il concerne toutes les composantes de la population.

Les attentes sociales sont d’autant plus ressenties qu’en regard certaines catégories sociales se sont immensément enrichies depuis une trentaine d’années. L’État a énormément investi dans ces provinces pour développer des infrastructures, améliorer les services, créer des armatures urbaines, encourager les activités économiques, notamment dans le phosphate, la pêche, les énergies renouvelables, le tourisme. L’indice de développement humain dans ces provinces est le meilleur du pays. Mais ces investissements massifs n’ont eu que des retombées limitées sur les revenus de la plus grande partie de la population. Ils ont surtout contribué à un enrichissement considérable de minorités qui ont su en capter les ressources.

La monopolisation du pouvoir politique par une minorité, les grandes familles sahraouies, de hauts fonctionnaires, des hommes d’affaires, a Critique économique n° 33 • Hiver-été 2015 35 largement marginalisé la participation des populations dans la représentation politique. Cette marginalisation est d’autant plus ressentie que les aspirations démocratiques sont de plus en plus fortes. Certaines protestations sociales, qui empruntent la revendication autonomiste, ne sont en fait que des contestations de l’État, et il n’est pas surprenant de voir, dans les manifestations, des déshérités appartenant à toutes les couches de la population urbaine. Des mesures prometteuses sont annoncées pour ouvrir le champ démocratique, et les populations attendent beaucoup des prochaines élections. Ces mesures politiques seront-elles suffisantes pour modifier l’ordre établi ?

L’héritage tribal et culturel

Au premier regard, il semble que la tribu soit restée un référent historique et qu’elle soit une réalité vivante et actuelle. C’est en effet un marqueur d’identité, une source de légitimité et un moyen de revendication qui concerne essentiellement les populations d’origine sahraouie. L’esprit tribal se perpétue et se renouvelle en s’alimentant des événements passés et actuels auxquels ont participé ou participent les membres de la tribu. Dans toute rencontre, et après avoir décliné son identité sahraouie, l’homme originaire des provinces sahariennes affirme son identité tribale. Traditionnellement, chaque tribu a un emblème sous forme d’une marque apposée à ses dromadaires et qui est pour ainsi dire une marque d’identité. L’appartenance tribale classe et distingue les tribus les unes des autres, et l’appartenance à l’entité sahraouie souligne leur unité.

Dans le paysage social actuel, la tribu semble bien apparaître comme une réalité sociale encore politiquement incontournable. On ne peut pas, cependant, la réduire à des schémas simplificateurs. Sa réalité est en effet d’une grande complexité, ce qui rend d’autant plus difficile son intégration à des politiques sociales conçues par le haut. Chacun des réseaux tribaux a ses propres hiérarchies, des leaders qui ont souvent profité des politiques de développement, ses systèmes de clientèle et certains mécanismes de redistribution d’avantages. Ces constellations ont souvent une référence territoriale, celle du point d’attache de la tribu ou de la fraction, mais elles ne se manifestent, en fait, que comme une sorte de territorialisation virtuelle, qui définit les identités d’appartenance des individus. Ce réseau tribal, articulé à des intérêts divers, est dominé par des inégalités sociales, mais il recèle, en même temps, un potentiel de solidarités décentralisées.

Celui-ci pourrait être mobilisé d’une autre façon par un projet politique alternatif, notamment fondé sur l’économie solidaire. De nombreuses associations et coopératives tendent à se calquer sur ces réseaux, ce qui rend difficile la mise en place de modalités de gestion effectivement transparentes.

Mais cette dimension tribale, qui ne concerne que les Sahraouis, tend à se confondre avec d’autres dynamiques de sociabilité urbaine, ce qui tend à en redimensionner l’importance sociologique.

La culture sahraouie est restée, dans ces profondes transformations, un enjeu de premier plan. Des efforts considérables ont été faits pour en assurer la promotion : valorisation de la langue et des traditions, manifestations au large impact touristique, labellisation de multiples produits du terroir, publications pour faire connaître ces provinces et leur culture. Les élites politiques issues des tribus n’ont pas été les dernières, au contraire, à valoriser cet enjeu qui les justifiait davantage. Mais quel est son futur ? Le mode de vie qui en était le support a disparu, la jeunesse ne connaît que la ville, sa sociabilité s’est mélangée à d’autres cultures. Sa survie ne peut être que dans le champ culturel. Intelligemment partagée avec celle des autres composantes de la population, la culture sahraouie peut devenir un facteur essentiel de la nouvelle identité en formation. Mais elle doit sortir du registre du folklore et de la justification. Elle doit pleinement entrer dans l’éducation et dans, la sociabilité quotidienne. C’est là un autre défi, mais que le respect des héritages historiques et sociaux rend indispensable.

Une société urbaine à la recherche d’un territoire La guerre du Sahara a eu des conséquences sur la configuration du rural et des communes rurales qui sont censées découper le territoire. Avant le conflit, de petits foyers de ruralité existaient et portaient le nom des lieux d’établissement habituels des tribus nomades. Ces foyers constituaient, au temps des Espagnols, des centres ruraux qui disposaient d’un minimum d’infrastructure : logement, école, dispensaire. Mais la guerre a poussé les populations de ces foyers embryonnaires à émigrer vers les villes.

La société urbanisée qui s’est créée en quatre décennies n’est pas encore structurée dans un système social de type urbain cohérent. Les traits généraux de l’urbanité sont certes présents et observables (infrastructures urbaines, attributs d’un mode de vie de type urbain), mais cette urbanité est encore en transition. La ville se cherche encore. Cette société est structurée autour d’une constellation de réseaux, visibles (comme les associations à affinités tribales ou politiques) et invisibles (groupements informels entre personnes et familles). La géographie urbaine de Laâyoune, la plus grande ville, tend à se structurer selon les grandes divisions socio-démographiques, quartiers sahraouis, dakhili et anciens du camp al-Wahda. Mais il ne fait pas de doute que des dynamiques nouvelles font naître une société urbaine d’un type nouveau. La sociabilité en gestation n’est pas portée par les générations d’âge mûr, qui s’affirment encore dans les oppositions de leurs origines. Elle est portée par la nouvelle génération, qui est en train d’inventer une nouvelle société urbaine.

Mais l’urbanisation a cet effet paradoxal de créer une société sans projection territoriale en dehors de la ville. Le « rural » s’est vidé de sa population. Actuellement, ces populations sont comptabilisées dans des communes rurales dont le chef-lieu est situé en ville. L’un des enjeux du futur ne serait-il pas de redonner un territoire à ces villes ? Ne faudrait-il pas promouvoir le développement d’activités nouvelles qui puissent se projeter dans le territoire et lui redonner un sens ? Ne pourrait-on pas, par exemple, stimuler la création de coopératives d’élevage, d'activités d’écotourisme, de recherches-action pour restituer la connaissance du nomadisme traditionnel, de stations de séjour dans le désert ou tant d’autres idées ? Les villes ont besoin d’être ancrées dans des territoires vivants. C’est là encore un autre défi du futur des provinces sahariennes.

Comme on peut le voir, le problème des provinces sahariennes du Maroc ne peut plus se poser en termes de société sahraouie comme elle a pu l’être au début du conflit. C’est aujourd’hui un problème de développement social et politique d’une société composite urbaine dont la plus grande partie est confrontée aux inégalités et à une marginalisation politique. Une société nouvelle, dont la marocanité, bien que plurielle, ne peut plus être mise en doute, s’est formée sur un territoire qui eut une autre organisation sociale et une autre culture économique. Cette société ancienne n’existe plus, sinon dans son héritage culturel. Le défi est celui de son développement, et ce défi ne relève pas d’un débat international. C’est essentiellement un débat interne au Maroc.

Source web: Prof. Grigori Lazarev

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