Une cascade de 1,5 km de haut a rempli la Méditerranée orientale
Les eaux tranquilles de la Méditerranée couvrent les cicatrices d'un passé tumultueux. Des chercheurs exhument peu à peu des indices gravés dans les fonds marins, qui attestent que cette mer a connu, à une époque lointaine, une des pires inondations de l'histoire de la planète. Les explications de Marc-André Gutscher, un géologue qui a participé à la découverte de cette catastrophe survenue il y a plus de cinq millions d'années.
La Méditerranée asséchée. De vastes étendues, autrefois sous l'eau, exposées à l'air libre entre des lacs hypersalés similaires à la mer Morte. Aussi difficile à concevoir qu'elle soit, cette vision était pourtant bien réelle si l'on remonte quelque six millions d'années en arrière.
À la toute fin du Miocène, durant le Messinien, Mare Nostrum était en effet le théâtre du bouleversement géologique le plus violent depuis la crise du Crétacé-Tertiaire. L'évènement, appelé crise de salinité messinienne, a provoqué l'évaporation massive de la Méditerranée suite à la fermeture d'un passage au nord du Maroc (l'actuel détroit de Gibraltar), rompant la connexion entre la mer et l'océan Atlantique.
En outre, le seuil entre la Sicile et la Tunisie a émergé, créant un rebord naturel séparant la Méditerranée en deux bassins, ouest et est. « Les géologues pensent que le niveau marin a baissé d'au moins quelques centaines de mètres, voire jusqu'à 1.000 m, du côté occidental, et de 2.400 m du côté oriental, » précise à Futura Marc-André Gutscher, directeur du Laboratoire Géosciences Océan (LGO), attaché à l'université de Brest et au CNRS.
Comment la Méditerranée a-t-elle retrouvée le visage qu'on lui connaît aujourd'hui ? Une inondation digne d'un film catastrophe, que les Anglophones n'hésitent pas à qualifier de « méga-inondation », aurait mis fin à la crise messinienne voilà 5,2 millions d'années, au tout début du Pliocène.
Le détroit de Gibraltar s'est formé, laissant les eaux de l'océan Atlantique reconquérir la Méditerranée, en commençant par le bassin occidental avant de combler le bassin oriental lorsque le niveau marin a dépassé le seuil de Sicile. L'inondation était d'une telle violence qu'il aurait suffi de deux ans à peine pour remplir entièrement la mer.
Il y a six millions d’années, la mer Méditerranée s’est retrouvée isolée de l’océan Atlantique et s’est partiellement asséchée : c’est la crise de salinité messinienne. Pour expliquer la fin de la crise, les chercheurs avancent l’hypothèse d’une inondation gigantesque via le détroit de Gibraltar. Elle aurait rempli le bassin ouest, jusqu’à atteindre le seuil de Sicile. Dans un second temps, l'eau se serait déversée dans le bassin oriental en une cascade de 1,5 km de haut. Celle-ci a creusé un immense canyon sur son passage et a entraîné des sédiments, qui se sont déposés en contrebas (tache rouge dans l’animation). © University of Malta, YouTube
Un canyon sculpté par la force de l'eau
Pour reconstruire ce scénario, les chercheurs sont en quête d'indices témoignant du passage des flots. Et justement, une équipe internationale, dirigée par Aaron Micallef et Angelo Camerlenghi, de l'université de Malte et de l'Institut national d'océanographie et de géophysique expérimentale de Trieste (Italie), décrivent dans un article, paru dans le journal Scientific Reports, un étrange dépôt de sédiments découvert au large de la Sicile. Il repose contre l'escarpement de Malte, une immense falaise sous-marine.
Cette découverte est le « premier élément de preuve directe du remplissage du bassin oriental, révèle Marc-André Gutscher, co-auteur de l'étude. Ce qui est frappant, c'est qu'on l'a retrouvé au pied d'un canyon, le canyon de Noto, qui a une forme particulière en J. C'est un canyon monstrueux, d'une vingtaine de kilomètres de long et de 6 km de large, extrêmement profond et en calcaire, une roche dure. Pour l'éroder ainsi jusqu'à des pentes de 70°, il faut énormément de violence ».
« Ce canyon a été creusé par des chutes, comme les chutes du Niagara, mais en beaucoup plus violent, » poursuit le chercheur. Et en beaucoup plus grand également : la cascade responsable de l'inondation du bassin méditerranéen oriental aurait mesuré 1,5 km de hauteur. En passant, les flots auraient raclé les sédiments des fonds marins, qui se sont déposés en aval, de l'autre côté de l'escarpement.
Le dépôt de sédiments se situe à proximité de la Sicile. La carte (a) est une carte bathymétrique, montrant la profondeur du canal de Sicile et de la mer Ionienne. La carte (b) relève les variations d’épaisseur du dépôt, situé au pied de l’escarpement de Malte en (7) et du canyon de Noto en (8). © Aaron Micallef et al. Scientific Reports, 2018
Un dépôt de sédiments immense et chaotique au pied d’une falaise
Le dépôt de sédiments dépeint par les chercheurs est bordé sur son côté occidental par l'escarpement de Malte. Il couvre une surface comparable à la Crète, avec 160 km de longueur sur 95 km de large. Il mesure entre 400 et 800 m d'épaisseur et celle-ci diminue plus on s'avance vers l'est, c'est-à-dire plus on s'éloigne de la falaise.
Baptisé unité 2, le dépôt, aujourd'hui enterré sous le sol marin, est pris en sandwich entre deux strates sédimentaires bien identifiées : il se situe au-dessous des sédiments datés du Pliocène-Quaternaire (unité 1), période géologique qui suit le Messinien, et au-dessus d'une importante couche de sels caractéristique de la crise messinienne (unité 3). Effectivement, l'évaporation de la mer Méditerranée s'est accompagnée de la formation de dépôts de sels, appelés évaporites, sur 500 m à 1 km d'épaisseur.
Le dépôt sédimentaire chaotique, appelé unité 2, se situe au-dessus des sels de la crise messinienne (unité 3) et au-dessous des sédiments marins du Pliocène-Quaternaire (unité 1). Il atteste donc de la remise en eau de la Méditerranée et du retour aux conditions marines normales, après une période d’assèchement d’environ 600.000 ans. © Aaron Micallef et al., Scientific Reports, 2018
Marc-André Gutscher a repéré l'unité 2 lors d'une campagne d'imagerie sismique effectuée en 2013, à bord du Suroît, un navire de recherche océanographique de l'Ifremer. « On a pu voir sur de nombreux profils sismiques une couche d'apparence chaotique, d'assez grande taille, relate-t-il, qui a plus l'air d'un gros tas de riz que d'un annuaire téléphonique. »
« Plutôt que de voir des feuillets [correspondant aux différentes strates sédimentaires qui se déposent normalement l'une au-dessus de l'autre, NDLR], on ne voit pas grand-chose. Il n'y a pas de couche bien horizontale, bien régulière, donc pas de réflexion sismique. C'est par l'étendue et l'épaisseur de cette zone transparente que l'on a créé la figure du dépôt. »
Dans de précédents travaux, Marc-André Gutscher avait déjà étudié le dépôt, qu’il avait interprété comme étant un remplissage post-messinien, datant du Pliocène. Sur ce profil sismique, on peut observer le dépôt chaotique en vert clair, légendé « chaotic facies » dans le détail en haut à gauche. © Marc-André Gutscher et al., Tectonics, 2016
Pour la publication de 2018, ses collègues ont mobilisé « un jeu de données plus grand, soit une vingtaine de profils sismiques, sur lesquels on retrouve la signature chaotique de ce dépôt, » précise Marc-André Gutscher. En complément de la campagne de 2013, les chercheurs ont eu recours à d'anciennes données italiennes et ont obtenu d'autres profils lors de campagnes allemande et italienne, réalisées à bord de l'OGS Explora et du Meteor, entre 2011 et 2015.
Ces travaux n'en resteront certainement pas là. « Il est fort probable qu'on essaie de cibler ce dépôt dans les prochains projets de forage », poursuit Marc-André Gutscher, car c'est un témoin clé de l'inondation de la Méditerranée orientale. « On pourrait voir à l'intérieur du dépôt quelles sont les roches, quelle est leur provenance, s'agit-il de morceaux de calcaire comme en Sicile ? »
D'autres marqueurs de l'inondation, terrestres cette fois, s'observent effectivement en Sicile. Ainsi, des conglomérats de roches calcaire « semblent montrer que quelque chose est passé par là, a arraché du calcaire et a formé ces blocs, » explique le chercheur. Enfin, si d'aventure des microfossiles étaient enfouis dans le dépôt de sédiments, cela permettrait de mieux dater la période de la remise en eau de la Méditerranée.
Et que s'est-il passé du côté de la Méditerranée occidentale ? « Un tel dépôt chaotique ne semble pas exister, ou en tout cas pas à proximité, du détroit de Gibraltar, » indique Marc-André Gutscher, qui précise que des études précédentes ont toutefois permis d'identifier un grand canyon dans la zone.
Publier Le 09/04/2018
Source web par : futura-sciences
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