L’Arlésienne de Marrakech
SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC
DANIEL FAUCHON
IBIS PRESS
Depuis plusieurs semaines des amis me vantaient les mérites d’un homme tenant n commerce d’antiquités dans le quartier des teinturiers. Ales entendre, il était incontournable. Si j’avais à choisir un seul et unique antiquaire avec lequel travailler, ce devait être impérativement celui-là, pas un autre. Tous m’en parlaient avec éloges, mais personne ne semblait pressé de me le présenter.
Le temps passant, je commençais à me poser de sérieuses questions sur sa réelle existence. Un quelconque metteur en scène avait-il, fortuitement, transposé l’opéra de Bizet dans ces ruelles tortueuses et obscures ? M’aurait – on trompé ? L’Arlésienne était-elle un homme ? Agacé, je pestais contre cette pseudo amitié faire de phrases lancé dans le vide, de promesses sans lendemain.
Un après-midi, finissant me tasse de thé, l’un d’entre eux se leva et me dit « On y va ». Sur le coup je ne savais pas de quoi il voulait parler. « On va ou ? » « Mais rencontrer ton Arlésienne ».Ce n’était pas une plaisanterie.
Imaginez ma surprise quand, après avoir traversé une bonne partie de la médina, nous nous arrêtâmes devant une petite boutique, mal éclairée, sans attrait particulier, dans laquelle se trouvait, assis sur un petit tabouret branlant, un « homme, ni jeune ni vieux, enveloppé dans une djellaba gris ». Ma surprise, mais aussi l’étonnement de mon mentor, quand il comprit que mes pas de néophyte guidés par l’instinct primitif du chasseur, m’avaient conduit, pour mon premier achat, dans l’antre de ce personnage.
Je ne crois ni au hasard, ni a une certaine définition de la chance. Par contre, j’attache beaucoup d’importance à l’inconscient. Il est pour moi un moteur, mystérieux, secret, qui par le passé a guidé un grand nombre de mes action. Aucun acte n’étant innocent, je reste persuadé que ce n’est pas sans raison si mes premiers pas dans l’univers fantastique du bijou traditionnel marocain m’ont conduit à la rencontre de cet homme, ceci, avant même que l’on m’en parle. En réalité, cette brève interrogation n’occupe pas plus de place dans mon esprit que ces quelques lignes dans cet ouvrage. J’en accepte simplement l’augure et la prends comme un présent.
Les recommandations officielles ayant été faites, je passai sans transition de la cour de la maternelle à celle des grands. Citrouilles et carrosses, mes billes de terre devinrent des calots de verre. Dans les semaines qui suivirent, « l’homme, ni jeune ni vieux », toujours enveloppé d’une djellaba grise, me proposa deux très belles et anciennes pièces, provenant de la tribu des Ida ou Nadif.
La première, une sorte de diadème a charnière appelée Taouza en berbère, était composée de tris fines plaques rectangulaires en argent émaillé et nielle. Rivetées sur une lanière de cuir, ces plaques, rechaussées de cabochons de verre rouge. Supportaient deux rangées de pendeloques rondes elles-mêmes niellées et émaillées. Tous en n’étant pas antérieure au XIX siecle, la beauté de cette pièce, véritable machine à remonter le temps, me transporta dans la péninsule ibérique, au cœur de l’époque médiévale. Riche en couleurs, la magie d’ « al-Andalus » me permit de pénétrer dans des jardins aux mille senteurs et de m’asseoir, sur les margelles des fontaines chantantes de Cordoue, Cadix, Séville et grenade. Couvert du plus beau des brocarts, j’étais prince et musulman. Autour de moi, bercés par le chant du rossignol, les astrologues, les médecins, les maitres de l’algèbre et de la trigonométrie, tout en écoutant la musique iraqienne de Ziryab, se mesuraient aux échecs.
Le second bijou, une paire de boucles d’oreilles, tikhursin uguelnin, sortait de la même famille. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’acquis, ici et la, une paire de taoukas couverte des mêmes émaux jaunes et bleus, un collier de bagues, plusieurs fibules en laiton, argent et nielle, ainsi qu’un magnifique pendentif, pouvant être associé aux deux précédents.
Les Ida ou Nadif sont des chleuhs, des berbères sédentaires de l’Anti-Atlas central. Leur dialecte est le tachelhait. Malgré la rigueur de l’hiver, au début du printemps, leurs collines, souvent déchirées, se parent du rose et du blanc de la fleur des amandies. Une apparente douceur qui contraste avec l’éclat de l’argent de l’argent, le noir du nielle et le rouge grenat des bijoux de leurs femmes.
Il est fort probable que leurs ancêtres n’aient jamais eu de contacts directs avec les princes al-Andalus. Tout au plus, des bijoutiers megorashims ont peut–être, un jour lointain, importé leur savoir dans la région. Qu’importe, la beauté et la richesse de leurs parures sont largement suffisantes pour nous transporter dans l’émerveillement d’un rêve éveillé.
Pendant ce même séjour, ou je remisais mes bille de terre pour des calots de verre, ma bibliothèque s’enrichit de deux somptueux cadeaux. Deux simples photocopies sur papier ordinaire, dont le contenu allait me permettre de réaliser un grand pas en avant.
Le premier de ce document, constitué d’une centaine de pages, extrait d’une thèse rédigée en 1972 par Marie-Rose Rabaté, me confirma dans l’idée de la complexité ethnostylistique des parures traditionnelles du sud marocain.
Le deuxième était la reproduction d’une œuvre remarquable signée par jean Besancenot. Editées à l’époque du protectorat par les éditions de la Cigogne, les quarante planches dessinées qui la composaient, regroupant cent quatre-vingt-treize modèles de bijoux, le tout accompagne d’un texte éclairé, furent pour mon travail d’une grande richesse et une véritable révélation. Sans le savoir, avec mes croquis, je m’étais modestement inscrit dans la continuité de cet artiste. Certes, à mon grand regret, nos talents divergeaient. Mais notre quête ainsi que notre amour de la photo, a plus de cinquante ans d’écart, nous rapprochaient.
Dans les mois qui suivirent, un troisième ouvrage écrit par Mireille Morin-Barde, vint très rapidement rejoindre les deux précédents.
C’est principalement sous la tutelle passive de ces trois auteurs, que la fibule, le collier, le bracelet prirent, entre mes doigts, une tout autre dimension. Ils devenaient l’écorce apparente d’une forêt aux multiples entrelacs ou se mélangeait, dans des cultures parfois opposées, une vision exotérique chargée de plusieurs langages ésotériques. Enrichi de ces lectures, transcendant la matière, longeant les parois abruptes et multicolores d’un tombant, je me laissais porter vers les profondeurs d’un monde fascinant.
Paradoxalement, plus je m’enfonçais dans ce gouffre vertigineux, plus je m’élevais vers le firmament, plus devant moi, véhiculé par des boutiquiers, auto-rebaptisés antiquaires, s’obscurcissait mon horizon. Ces individus, pourtant dépositaires d’un héritage culturel, animés pour beaucoup d’entre eux par la cupidité, n’hésitent pas a détruire en le détournant de leur originalité leur propre patrimoine. Un acte dont les conséquences, relayées par un phénomène d’acculturation, représentent pour le devoir de mémoire une véritable catastrophe. D’autant que certaines de ces hérésies, reprises dans des ouvrages aux luxueuses jaquettes peuvent, faute d’états antérieurs, induire le lecteur vers de fausses vérités.
Une des plus grossières de ces stupidités, mais aussi des plus pernicieuses, me fut présentée dans un de ces luxueux magasins de la médina, fortement prisés par une clientèle internationale. Rutilant comme un joyau de la couronne d’Angleterre, l’objet du délit, une pair de trois volumineux bracelets (trois a chaque bras : deux Ahl Todrha et un Ait Atta), représentant plus de trois kilogrammes d’argent, s’enchâssant les uns dans les autres, trônait avec majesté dans une de ses vitrines.
Sans aborder l’évidente incohérence ethnique, ce montage certes séduisant ne respectait en rien la notion la plus élémentaire de protection du poignet. Dans la réalité, portés par paire a chaque bras, et non par trois, ces bracelet, qu’ils soient Ait Atta ou Ahl Todrha, étaient engobés a l’intérieur d’un amalgame et séparés, l’un de l’autre, par une rondelle de cuir. Ce qui, en toute logique, protégeait la peau humaine des morsures inévitables du métal et surtout les empêchait, comme ici, male et femelles.
Un fléau n’arrivant jamais seul, en moins d’une semaine, se propageant comme le feu dans la poudre, plusieurs autres magasins de la médina, séduits par cette « nouvelle économie » (six bracelets au lieu de quatre) lui emboîtèrent le pas. Voulant en savoir plus « l’ami marocain » qui ce jour-la m’accompagnait, interrogea le propriétaire des lieux. Celui-ci, bien que n’ayant jamais mis les pieds dans le Todrha, se référant a l’immensité de sa culture, avec une éloquence grandiloquente se lança dans une tirade parfaitement huilée. Le mal était fait, le ver avait pourri la pomme.
Malheureusement, même s’il existe encore à Marrakech quelques ares dinosaures, refusant cette compromission, cet exemple n’est que l’arbre qui cache la forêt.
Source Web : DANIEL FAUCHON, SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC, IBIS PRESS
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