Des artisans-créateurs et du contrat-programme 2015
On ne sait comment appeler cela : design marocain ? Le terme est ambigue. Il ne traduit pas, en tous cas, exactement ce qui se passe aujourd’hui chez nous. En français, le mot "design" est généralement appliqué à la création d’objets destinés à être édités en grande série.
Dans les pays anglo-saxons, il recouvre plus largement l’ensemble des arts appliqués. Au Maroc, on préfère de plus en plus parler d’artisanat d’art.
Quand Brigitte Perkins lance, au milieu des années 90, depuis Marrakech, ses fameux "sabras", elle fait acte de création, tout en remettant en valeur des techniques de tissage on ne peut plus traditionnelles. Succès mondial. Les commandes affluent, dont celle de Calvin Klein Home.
Baptisé ainsi par le grand public en référence au fil de soie synthétique du même nom qui en constitue la matière première, le "sabra" est ce tissu caractérisé par de larges bandes horizontales alternativement mates et brillantes, déclinées en une palette de couleurs chatoyantes. Exécuté, au départ, avec une rare finesse par de vrais mâallems, sous la houlette sensible et savante de Brigitte Perkins, et destiné à être principalement utilisé dans la décoration de luxe, le "sabra" se décline aujourd’hui en une multitude de contrefaçons plus ou moins grossières - quoi qu’encore plaisantes - que tout le monde connaît, la plupart du temps sous la forme de babouches, sacs à main, écharpes, coussins, etc. La contrefaçon est trop souvent la rançon du succès.
Autre grande prêtresse du tissage d’art au Maroc : Soumya Jalal Mikou. Celle qui se présente elle-même comme "artisan-créateur" a récemment été décorée par le souverain de la médaille de la Récompense nationale. Les amoureux des belles choses connaissent le travail de Soumya Jalal Mikou. Ses tissages hand made sophistiqués qui mêlent poétiquement fibres synthétiques et végétales, morceaux de bois et boutons de nacre, ont été moult fois exposés, aussi bien au Maroc qu’à l’étranger. Ce qu’on connaît moins d’elle - qui lui a valu sa distinction - est son militantisme actif au niveau de la formation des artisans tisserands. Les techniques anciennes se perdent, explique Soumya. D’autant plus que le transfert traditionnel de savoir-faire de mâallem à metâallem ne va plus de soi. Dans les ateliers de formation qu’elle anime régulièrement, Jalal Mikou ne transmet d’ailleurs pas que des techniques de base. Apprendre au tisserand à traduire avec justesse et sensibilité le carton d’un créateur, l’engager à développer sa propre créativité et, partant, à diversifier son offre, est vital pour ce dernier.
Soumya Jalal Mikou a mené des projets de formation auprès, entre autres, des tisserands de Bzou - à qui l’on doit la fameuse bziouia, la plus belle et plus fine jellaba masculine - ainsi qu’auprès des maîtres du brocard de Fès.
Ici comme à l’étranger, Noureddine Amir est reconnu comme un des plus créatifs - sinon le plus créatif - des stylistes marocains. Styliste n’est d’ailleurs pas le terme qui lui convient le mieux. Certes, on trouve en vente, dans une ou deux boutiques de luxe marrakchies, ses articles de prêt-à-porter raffiné (tuniques et pantalons unisexes en lin fin, à la coupe fluide et épurée avec finition âakad, …) mais là n’est pas l’essentiel de sa création. Cet artiste exigeant fabrique d’étranges et beaux objets à mi chemin entre la sculpture et le costume. On se souvient de cette somptueuse robe rouge sang qu’avait arborée Adriana Karembeu lors d’un précédent Caftan du Maroc. La robe-sculpture avait été confectionnée dans un feutre épais, le même traditionnellement utilisé pour la fabrication de tarbouches. Amir travaille également beaucoup à partir des tissages de Bzou qu’il lui arrive de teindre au henné et au safran.
Le 20 février dernier, sous la présidence effective de Mohammed VI, un contrat-programme visant à dynamiser le secteur de l’artisanat a été signé par Fathallah Oualalou, ministre des Finances, Adil Douiri, ministre du Tourisme et de l’Artisanat, Mohamed El Kabbaj, président de la Fédération des chambres d’artisanat (représentant les mono-artisans) et Ghalia Sebti, présidente de la toute jeune Fédération des entreprises d’artisanat (représentant les PME).
Baptisé "Vision 2015", ce contrat-programme est ambitieux. L’Etat y consacre un budget global de 2.8 milliards de dirhams, échelonné sur dix ans. Plan d’action ? Mise à niveau des outils de production, accès au financement, formation continue et formation par apprentissage en entreprise (l’OFPPT est fortement impliqué), mais surtout promotion tous azimuts (57% du budget y passe, soit 1 milliard 642 millions de dirhams !). Objectif ? "Générer 117 500 emplois additionnels et porter le volume des exportations à 7 milliards de dirhams à l’horizon 2015, doublant ainsi le chiffre d’affaires du secteur tout en améliorant les revenus et conditions de vie et de travail de nos artisans", dixit Douiri. De l’avis même des professionnels qui furent associés à l’élaboration du projet, le dossier est sérieux, la volonté forte, la conviction réelle. Bravo ! Outre la création d’un label "Artisanat du Maroc" - rien à dire ! -, une des premières initiatives emblématiques prises, dans le cadre de ce programme, par Adil Douiri, fut la création et le lancement de la marque Tisli. De quoi s’agit-il ? Pour relancer la vente à l’étranger - supposée en déclin - du tapis marocain, le ministère du Tourisme s’est adressé a un organisme français, le Via (1). Gérard Laizé, directeur général dudit Via, a ainsi confié à six jeunes créateurs français, "choisis en fonction de leurs sensibilités à la culture marocaine et de leur goût de l’ornementation" (2), la noble tâche de créer une collection de "tapis marocains noués mains qui revisite somptueusement les codes artistiques de l’identité marocaine" (3). Au-delà de la formulation officielle ampoulée, comprenez : des tapis marocains contemporains destinés à une clientèle internationale bobo, férue d’ethno-déco. Pourquoi pas ? Sauf qu’au vu des résultats - fort médiatisés -, on reste perplexe. Quel est l’intérêt pour le label Maroc de proposer ces jolis tapis sans franges, noués très serrés - façon Primarios -, dont le rapport à l’esthétique marocaine est - à une ou deux exceptions - proprement subliminal ? On ne comprend pas.
Cette erreur de parcours - appelons-la comme ça - est d’autant moins compréhensible que, s’il est un produit de l’artisanat marocain auquel il n’est pas nécessaire de toucher - car d’une modernité et d’un degré de créativité stupéfiants -, c’est bien notre tapis rural ! Le vrai s’entend - celui que tissent les femmes dans leur douar et que s’arrachent aussi bien le touriste lambda que le collectionneur étranger le plus avisé - et non pas, bien sûr, son ersatz produit en série par les coopératives artisanales et qui, lui, effectivement ne se vend pas.
Brigitte Perkins, Soumya Jalal Mikou, Noureddine Amir et tant d’autres. C’est avec nos artisans-créateurs qu’il faudra travailler, monsieur le ministre. Dans une démarche participative. A part ça, bon vent ! Et nos plus sincères encouragements.
Le Journal Hebdo - Jamal Boushaba
Publier le 26 décembre 2003
Source web par : bladi
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