Le bijoutier de Mogador
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Le bijoutier de Mogador

SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC

DANIEL FAUCHON

IBIS PRESS      

       J’ai rencontré Isfaouen Hadj Abdellah dans sa boutique du souk des bijoutiers, à Essaouira. Ne parlant ni l’arabe ni le berbère, j’ai demandé a mon ami Karim de bien vouloir m’y accompagner.

      De petite taille, sec comme un arbre du désert, le Hadj avait regard perçant du faucon. Ses yeux, toujours en mouvement, préférant lire nos mots plutôt que de les entendre, avalaient nos virgules, nos points d’interrogation. Rien ne lui échappait. Dés ma première question, avec une agilité surprenante pour un homme de son âge, il grimpa a une échelle, ouvrit une trappe et disparut dans une sorte de remise. Quelques secondes plus tard, il tenait serré dans bras un cadre dans lequel se trouvait prisonnier entre verre et carton un document officiel des « service des Arts du maroc ». Dans le coin supérieur droit du document, jaunie par le temps, figurait la photo d’un tout jeune homme, presque un gamin, le coté juvénile des traits contrastait avec le fez qui recouvrait son cran presque rasé. C’etait lui en 1936. Plus bas, il était indiqué que le jeune Abdallah ben (fils de) Mohamed était entré en corporation (a commencé son apprentissage) en 1928 et s’était établi a Mogador en 1936. De toute évidence, notre hôte avait une certaine fierté nous montrer ce montrer ce certificat, cette garantie d’un savoir-faire qui sur plus de soixante-seize ans d’exercice n’avait fait que s’embellir.

     Originaire des Ait Ameur des Schtouka, Abdallah ben Mohamed a eu dans son apprentissage trois maitres.

    Le premier, Ali Smaili lui apprit le travail de l’or. Le second, Mohamed ben Bekkar Sbaï, spécialisé dans la fabrication des poignards (komias) et des sabres, celui de l’argent. Le troisième, Mlem Ottma, un ancien forgeron, lui enseigna, par son exemple, que rien n’était impossible pour celui qui savait réfléchir. La venue de ce dernier dans le cercle des bijoutiers « indigène », légitime, si besoin en était, le pourquoi et le comment de certaines fibules et bracelets de la seconde génération.

     Le forgeron Mlem Ottman, artisan de qualité, se vit un jour confier par un de ses voisins une commande à laquelle il ne s’était jamais préparé. La jeune femme de ce modeste propriétaire terrien avait égaré une de ses deux fibules. Elégante et consciente de sa beauté, il lui était impossible de se montrer le jour du moussem, affublé d’un coté d’une très belle fibule scintillante de mille feux sous les rayons du soleil et de l’autre d’un simple nœud, réunissant les deux pans de l’izar. Comble de malheur, le village avait perdu depuis longtemps son bijoutier, un vieux juif sans descendance. Depuis, personne n’était venu le remplacer.

     Le moussem se rapprochant, ne pouvant s’absenter pour aller chercher ailleurs ce qu’il manquait, le mari de la pauvresse, en désespoir de cause, s’adressa à la seule personne à avoir la maitrise du feu : le forgeron.

    Mlem Ottman promit d’essayer. D’après Abdallah ben Mohamed la manne à fondre, constituée de vielles pièces de monnaie, espagnoles, portugaises et françaises, fut fournie par le voisin. Sans plus attendre, celui qui allait devenir un maitre en la matière se mit à fabriquer : le creuset, les pinces et le moule. L’ouvrage terminé, dans le foyer de sa forge actionné par deux soufflets, activés par un jeune apprenti, il porta le précieux métal au stade de la fusion (962 °C), en retira les impuretés de la surface et le coula délicatement.

    C’est ainsi que cet homme plus habitué a fabriquer des outils pour le travail des champs, a le fer entre l’enclume et le marteau, fit, par la grâce du tout-puissant, qui mit sur son chemin une écervelée, ses premiers pas dans le monde de l’argenterie et de la bijouterie.

    Formé par de tels maitres, Abdallah ben Mohamed Isfaouen, le berbere, ne pouvait que se classer parmi l’élite de sa corporation.

    En 1937, une année seulement après son installation a Mogador, dans le contexte d’une agitation générale. Le jeune Abdallah participa avec succès à l’exposition de Marrakech. Parmi ses chefs-d’œuvre exposés se trouvaient des boucles de ceinture, des boucles d’oreilles, des pinces à sucre, des petites cuillérées et bien d’autres objets finement travaillés. Talentueux, mais aussi détenteur d’une  certaine baraka, notre jeune bijoutier fut un jour convoqué en son palais de Rabat, par le Sultan Mohamed V.

       « Sa Majesté avait eu connaissance de mon existence par son muezzin. Arrivé au palais, il voulut tester mon savoir. Pour cela, il sortit d’un coffre plusieurs objets et me demanda si j’en connaissais l’origine. Tout en les classant, je lui répondis qu’a chaque région correspondait un style. Vraisemblablement satisfaite de mes réponses, Sa Majesté me présenta un poignard et me demanda si je pouvais lui refaire le même dans un bref délai. Je dis a Sa Majesté, avec tout le respect que je lui devais, que j’avais déjà ma clientèle et qu’un tel travail demandait du temps, ‘ Et bien maintenant tu as un nouveau client ‘ m’a-t-il répondu. N’aimant pas travailler en dehors de chez moi, je suis retourné a Essaouira. La, ne pouvant plus répondre dans l’immédiat a d’autres demandes, sous le regard curieux et inquiet de mes voisins et confrères, j’ai fermé ma boutique pendant vingt jours. Pendant tout ce temps, j’ai travaillé jour et nuit pour façonner ce premier poignard. Il était en argent ciselé, incrusté d’or. J’ai aussi par la suite travaillé des poignards, tout en or, pour le compte de Sa Majesté Hassan II. »

        Comme pour nous prouver la véracité de ses dires, il ouvrit une vieille offre forte et sortit d’un tissu un magnifique  poignard en or massif, ciselé, au manche d’ivoire et à la lame damassée.

      «  C’est le dernier que j’ai fait. »                 

      Dans sa voix il y avait autre chose, une imperceptible vibration, une sorte de regret, liée à une évidence. Le dernier que j’ai fait s’apparentait plus au dernier que je ferai.

     Profitant de l’expertise du maitre bijoutier que j’avais en face de moi, je lui présentai un bracelet ouvert que je venais d’acquérir a Marrakech. Pour moi la pièce était exceptionnelle. Plusieurs poinçons, en partie effacés, en marquaient le métal. L’ayant payé un « certain » prix, j’aimais autant ne pas m’être trompé.

      Après un bref regard, cette ancienne amine de la corporation confirma mon sentiment. Pour lui la pièce avait plus de deux cents ans, peut –être trios.

      « Un très beau et très ancien travail. A cette époque lointaine, les artisans pratiquaient une gravure fine, délicate et peu profonde. Plus prés de nous, bien avant de se perdre dans un travail décadent, le burin s’est fait plus insistant, plus lourd. Les sillons devinrent plus profonds et le nielle plus épais. Admirez aussi la densité de vos émaux. Jamais aujourd’hui vous n’en trouverez de pareils. Pour des raisons d’économie et de facilité, nos techniques se nos maitres. Bien entendu, les résultats en ont pâti. »

       Désirant effacer un dernier doute émis par un de mes amis, je me risquai à lui demander si les appliques rivetées étaient d’origine ou si elles avaient été rajoutées ultérieurement. Sa réponse fut aussi catégorique.

       « Quelle idée ! Soyez rassuré ! Votre bracelet n’a jamais été remanié. Prenez le temps  de le regarder. Faites –le glisser entre vos doigts. Inclinez-le. Maintenant … retournez-le. Regardez bien le travail de la ciselure. Voyez comment elle tourne autour des coupoles sans jamais glisser dessous. Voyez comment le nielle s’arrête au bon endroit. Vous pouvez me croire. C’est un très beau travail, d’une grande maitrise, d’une grande précision. J’aurais été fier d’avoir eu ce bijoutier comme maitre.

       Hier, les gens savaient travailler et la clientèle était exigeante. Aujourd’hui le commerce est fini. Seuls comptent les bijoux en or manufacturés ou les copies d’anciens pour les touristes. Voyez dans la rue, il n’ya plus que ca. Nous sommes devenus des commerçants et non des artisans. Je vous le redis, votre bracelet est très beau et très ancien. Quel que soit son prix, vous avez eu raison de l’acheter ».

      Je ne pouvais décemment rien rêver de mieux.

      Si dans leurs grandes lignes les bijoux traditionnels peuvent présenter des spécificités ethniques pouvant les situer dans le temps et dans l’espace, certains d’entre eux ne sont pas exempts de particularités pouvant remettre en cause une quelconque attribution. C’est pourquoi l’amateur est toujours contraint de puiser ses maigres sources dans des musées, des articles ou des ouvrages de référence dignes de ce nom.

     Dans Bijoux du Maroc volume I, Jacques et Marie-Rose Rabat reproduisent page 180 un bracelet ouvert de la région de Foum Zguid agrémenté lui aussi de trois coupoles et écrivent :

     « Les bracelets de Foum Zguid son de trois types… On rencontrait enfin d’assez nombreux bracelets ouverts, ciselés, avec des bordures filigranées et des reliefs en cônes de fil ; les ciselures toujours noircies et la forme même des bracelets ouverts marquent une nouvelle fois que Foum Zguid et ses abords immédiats vers l’ouest constituaient un territoire de transition avec la zone du nielle ».

    Dans le volume II, cosigné : Marie-Rose Rabaté, André Godelberg, les auteurs présentent, page 210, toute une série de bracelets ouverts très ancien dont le premier, au décor de nielle et d’émaux cloisonnés, poinçonné sous Moulay Ismail, présente, par la qualité de ses couples de fil, sa gravure et la finesse de son nielle, bien des similitudes avec celui acquis a Marrakech et présenté au bijoutier Isfaouen Hadj Abdellah.

    De 1672 à 1727 Moulay Ismail régna d’une poigne de fer sur le Maroc. Sa redoutable armée était en partie composée de noirs venus du Mali, des Bambaras ayant prêté serment sur le recueil de hadiths, de l’iman Al Bokhari, d’où leur nom Boukhar. Louis XIV gouvernait la France depuis 29.

   1672, Maroc : Moulay Ismail succède a son demi-frère Moulay Rachid

   1672, Grande-Bretagne : la « Compagnie Royale Africaine », reçoit ses statuts ; un élément déterminant de la traite des noirs.

    1677, Pays-Bas : l’œuvre de Spinosa est l’instrument d’une révolution intellectuelle qui vise à édifier une théorie logique de la connaissance. Elle transmet en outre un message libérateur de toute forme d’oppression.

    1682, France : colonisation de la Louisiane.

    1683, le grand Versailles et louis XIV billaient sur toute l’Europe

      1685, France : Révocation de l’édit de Nantes, fin de l’existence légale du Protestantisme.

      1687, Grande-Bretagne : Newton formule la loi de la gravitation universelle.

      1689, Grande-Bretagne : la monarchie devient constitutionnelle.

      1685, Afrique : fondation du royaume Ashanti (actuel Ghana)

      1699, Déclin de l’Empire Ottoman

      1701, Espagne : guerre de succession

      1712, Grande-Bretagne : mise au point de la machine a vapeur

      1715, France : mort de louis XIV et règne de la régence.

      1721, naissance de l’Empire russe. Pierre-Ier, dit le Grand qui règne depuis 1692 se                                        proclame « Tsar de toutes les Russies »

      1725, Afrique : création d’un empire Peul. Un des premiers a témoigne de la force de l’Islam comme facture de civilisation sur le continent noir.

      1727, Russie : fin du règne de Catherine, première impératrice de Russie (1725-1727).

  • Grande Bretagne : George II, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande,
  • France Louis XV règne depuis déjà cinq ans,
  • Maroc : fin du  règne de Moulay Ismail.

Cette parenthèse sur un ensemble d’événements extérieurs peut paraître ici anachronique. Il n’en est rien et elle n’est pas innocente. Elle permet de relativiser l’importance donnée a un objet, de mieux comprendre son époque, de le projeter dans le temps.   

  Parallèlement à ce besoin, j’éprouve beaucoup de plaisir à briser les chaines des encyclopédies, laissé vagabonder mon esprit. J’aime le suivre quand il m’entraine sur les chemins mystérieux des harems de ce grand sultan, ou de celui de son petit fils, Sidi Mohamed. Dans ces instants d’oubli, au risque de me perdre, au cœur des alcôves les plus secrètes, je m’abreuve en silence du parfum de leurs deux mille quatre cents fleurs d’orient et d’occident, j’effleure de mon souffle les plus belles et dépose a leurs pieds ce modeste présent d’argent et de nielle.

    A la sortie de cette vision ne manquant pas de plaisirs charnels, je suivis les conseils du hadj Abdallah Ben Mohamed Isfaouen et retournai ce trésor dans tous les sens. Présentant a mon regard la partie la plus étroite vers le bas, une porte s’ouvrit de façon inattendue et m’offrit sur un plateau les clés d’une autre lecture, plus secrète, bien que pour tous visible. Je n’étais plus en présence d’un simple bracelet ouvert richement décoré de nielle et d’appliques, mais de la représentation d’un triangle pubien, support de plusieurs symboles de fécondité-je venais de déchirer un masque de cire.

   Deux seins et un ventre fécond, représentés par trois couples filigranées et rivetées, orientaient sans pudeur le regard vers la gravure d’une vulve ouverte, dont l’intérieur, finement ciselé, représentait dans une symbolique graphique, l’utérus, les trompes de Fallope et les ovaires. Je ne savais plus que penser. Etais-je toujours dans mon rêve, en plein fantasme… Nom la réalité était bien la, présente palpable. L’homme qui avait créé cette pièce l’avait fait en toute connaissance de cause, avec subtilité et intelligence. Il avait su travers d’un simple motif décoratif, contourné les tabous, porté un message de fécondité.

    Afin de parachever cette évocation, la dernière protubérance, rivetée, semblait vouloir nous montrer, au travers d’un accouchement, la tête d’un enfant tournée vers les quatre points cardinaux.

   Quatre, comme les quatre lettres du premier homme (Adam).

   Quatre, comme les portes que doit franchir l’adepte de la voie mystique dans la tradition des soufis.

   Quatre, mais aussi cinq illustrant le chiffre protecteur contre le mauvais œil :

            Deux seins,

            Un ventre,

            Une vulve,

            Un enfant.

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      Devant une telle audace, surtout venant d’une société dont l’expression est réputée pour être prude dans le domaine de la sexualité, je ne pouvais être qu’admiratif. Fort de cette découverte, je devais retrouver la même lecture, les mêmes symboles, sur un grand nombre de fibules triangulaires du sud-ouest marocain

     Bien entendu, ce bracelet est pour moi une des pièces maitresses de ma collection. Il a ouvert mon regard vers ce que j’avais supputé depuis longtemps sans jamais pouvoir en apporter la preuve.

     Deux ans auparavant cette acquisition, provenant du même rabatteur, je m’étais enrichi d’une exceptionnelle paire de bracelets ouverts, pouvant être attribués aux Ait Serhrouchen.                      

Source Web : DANIEL FAUCHON, SUR LA PISTE DES BIJOUX DU MAROC, IBIS PRESS

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